Le 11 novembre 1907 naît à Toulouse Raymond Abellio.
RIMBAUD.
« Leçon sur l’inversion. Ha salido la señora : la dame est partie. No ha regresado la señora : la dame n’est pas revenue. »
Dans une paresse à peine méditative, abandonné dans les draps tièdes au souvenir d’un corps aussi apaisé que le mien, je me répète ces deux phrases qui se suivent dans le vocabulaire espagnol d’Hélène. Déjà midi. Hélène est depuis longtemps arrivée à Paris. Je me lève et fais ma toilette sans hâte. Dehors, dans le parc, une lumière plombée habille l’automne interminable et ses charmilles d’ormes nus. Par la fenêtre entr’ouverte, l’air vif vient prendre leur moiteur aux lourds parfums d’Hélène, les allège, les durcit, les dresse en lames flexibles et coupantes, qu’il me jette sans précaution dans les poumons. D’une lente aspiration, je les réchauffe, j’enfouis mon visage dans mes paumes ouvertes. J’y puise la vraie odeur qu’Hélène y a laissée, celle de ses muscles pétris, de ses aisselles mouillées, par son corps épuisé de six heures du matin. Alors ma tête de nouveau se vide, mon désir renaît.
Nous avons pris notre petit déjeuner très tard et je décide de retarder mon prochain repas jusqu’à deux heures. Je sais que je vais aller m’enfermer dans ma chambre et écrire. Mon indéfinissable bonheur ne veut prendre, après coup, sa raison d’être, que s’il me livre, encore tout odorant et ivre d’odeurs, à une bien difficile gésine, qui est de tirer au jour cruel de l’écriture le produit d’un désir encore plus obscur et hasardeux. Je veux écrire. C’est un devoir, le seul que je me reconnaisse dans la déroute d’un monde sans devoirs. Je veux écrire de cette moiteur qui sortait du corps d’Hélène, durci et fumant sous la friction d’eau de Cologne, et de cette chaleur au creux de mes mains, qui y fait plus pâles les lignes et les signes. J’y cherche le nœud où mon destin, cette nuit, s’est noué au sien. Je le voudrais caché au creux le plus profond, au centre de quelque croix mystique plantée sur la ligne du soleil. Je préfèrerais. Loin de la tête, loin du cœur. Hélène seule, loin de tout […]
Et maintenant j’écris. Il faut faire le temps prisonnier, et l’abolir si l’on peut. Les saints et les romanciers l’abolissent, les saints toujours (mais c’est le temps ancien), les romanciers quand ils peuvent (et c’est déjà le temps nouveau). Le temps ne fait courir sur nous qu’une eau trop rapide et trop froide, il faut la retenir, la réchauffer, la capitaliser en nous quelque part, avant de lui confier nos germes enfouis… »
Raymond Abellio, Les yeux d’Ézéchiel sont ouverts, Éditions Gallimard, Collection blanche, 1949, pp. 300-301.
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Singulier parcours de la sensualité à l'écriture, en résonance avec une rédemption de l'ésotérisme et la volonté d'éclaircissement de l'insondable gnose.
Ainsi R. Abellio découvrit-il en Jane L. celle qui lui permit d' "... entrer dans ces au-delà énigmatiques de l’amour qui sont la raison même de l’amour".
In fine, cet aveu troublant : "« Toute mon histoire est une lutte pour sortir de la matrice géante des mères de l’ombre »."
Rédigé par : Alphea | 13 novembre 2007 à 08:09
Alphéa, en écho à ton analyse, cette réflexion de Raymond Abellio en amont de la rencontre décisive à laquelle tu fais allusion :
"J'en étais parvenu à ce point incertain de l'adolescence où la Mère, l'éternelle Sophia, devient la Femme, et où le Fils affronte le Père ou pour devenir Dieu à son tour, éternel conflit que nos religions socialisées dissimulent avec soin, car il est celui de la liberté contre l'autorité, de la connaissance contre la foi, la forme la plus expressive de l'angoisse de l'être..."
Raymond Abellio,Ma dernière mémoire, Un faubourg de Toulouse, 1907-1927, Editions Gallimard, Collection blanche, 1971, p. 174.
Rédigé par : Angèle Paoli | 14 novembre 2007 à 14:41