Richard Millet, L’Orient désert,
Mercure de France, 2007.
Lecture d’Angèle Paoli
Ph., G.AdC
DANS L’ORIENT DÉSERT, QUEL ÉTAIT MON ENNUI ?
Absolument et génialement inspirée, la voix qui hante L’Orient désert de Richard Millet lance, au fil des pages, à cet autre qu’est le lecteur, son cri de foi de désespérance de faiblesse d’abandon de souffrance d’extinction et d’amour. « Ni pèlerinage », ni « antivoyage », L’Orient désert est le récit d’une errance. Errance tout à la fois géographique, mentale et spirituelle. Une itinérance d'exception qui jette l’auteur avide de pureté sur la poussière de la route et lui fait dire : « Je suis en route, à la recherche d’un rythme qui ne soit pas seulement celui de la marche ; j’aimerais dire que je marche pour vivre, que je tente d’écouter dans la marche le rythme de ma propre vie. » (p. 96)
Partagé entre les rigueurs de son Limousin natal ― l'église romane de Viam ― et le Liban de l’enfance, perdu et tant aimé, Richard Millet se fait au fil du temps et au cours des pages de ce « livre impossible », « l’archéologue de son origine sensuelle ». C’est à Beyrouth, désirée inaccessible, que commence « la solitaire traversée de soi ».
Une traversée déchirante, mentale tout autant que physique, que celle de cet homme de « peu de beauté » qui, s’interrogeant sur son être-au-monde et sur lui-même, s’explore sans concession. Issu du monde occidental dont il exècre la chute lente et la perpétuelle dépravation, le marcheur chemine entre souffrance et angoisse, sur les terres arides du Liban et de Syrie, en quête d’un réconfort spirituel que seul le souffle des premiers chrétiens ― Siméon le Stylite, Jean Chrysostome ― peut encore apporter à celui qui se retire en lui-même, abandonné à la haine qu’il nourrit de longue date pour l’homme qu'il est. Ni anachorète ni ascète, mais attiré par les ardeurs dessicantes de la Cilicie et de ses confins, le voyageur-marcheur recompose ― à travers les pages enfiévrées de ce faux carnet de voyage ou, à l’inverse, à travers les fragments de plus en plus minimalistes des derniers chapitres ― le parcours intérieur qui l’anime dans ses lentes pérégrinations au-delà de l’espace et du temps. Au-delà encore, derrière la terrible souffrance et le désenchantement de l’homme qui se défait/dévêt de sa robe charnelle, la voix susurre ses silences et se fait prière. Nourrie d’aphorismes et de proverbes, de formules fortes qui secouent la chair et l'âme, l’écriture de Richard Millet, portée par la double postulation du désir de la femme et du désir de Dieu, touche au sublime. Pour l’écrivain pourtant, « Écrire, c’est remuer un couteau dans la plaie dont on espère guérison ; c’est attendre jusqu’à la fin, dans une patience désolée, la femme qui nous délivrera sans que se lève l’ange de la mort. »
Angèle Paoli
D.R. Texte angèlepaoli
Ph., G.AdC
EXTRAIT
Je me fais un devoir d’ignorance.
Il y a longtemps que je ne parle plus, sauf au moment des repas, par respect pour le chauffeur.
J’en sais fort peu sur l’histoire de ces lieux et je ne suis pas là pour savoir ce que je sais : trop lu, trop rêvé, trop écrit. Ne plus rien savoir, abandonner ses bagages, qui ne sont qu’un vieux désir de parler, des impedimenta sociaux.
Je suis en route pour la Cilicie ― c'est-à-dire nulle part, peut-être un morceau de temps qui n’en finit pas de se délivrer dans un nom.
Tout au plus me rappelé-je que c’est à Antioche que les disciples reçurent pour la première fois le nom de chrétiens.
J’aurais voulu que ces pages (mises au net une première fois dans l’étouffant air marin de Beyrouth et la fumée que des maraîchers suscitent en faisant brûler des roseaux et des herbes à Sioufi, au bas de la colline d’Achrafiyé) soient arides, tournées vers le silence, l’invisible. Un feu dévorant un autre feu. Elles ne parlent que de moi : c’est que je souffre trop, ou pas assez, ou que j’entretiens avec la souffrance des rapports ambigus, complaisants peut-être, ou trop énigmatiques pour que ce que j’écris là ne soit pas en fin de compte un récit ― c'est-à-dire une soumission au temps humain.
Souffrir ? C’est assister à sa propre existence en attendant d’être foudroyé sur scène.
C’est confondre l’attente de la grâce et celle de la mort.
Hurler dans le désert, non pas comme les chacals dans les ruines de Cyrrhus, mais chaque jour, chaque nuit, en moi, silencieusement, dans l’impossible prière qui est déjà prière (même si l’acte n’est pas dans l’intention) et délivrance, enfin délivré des mots, du sens.
Ce qui est perdu me parle éternellement de toi.
Vivre hors du sens, dans la défaite de soi, au plus près de Dieu.
Là où je suis séparé de moi-même, là est la vérité du temps, telles des jambes de femme ouvertes […]
Richard Millet, L’Orient désert, Mercure de France, 2007, pp. 199-200-201.
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