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LETROUVÉ, UN GAMIN DE L’ÉCREIGNE
Dédié à Lionel Bourg, le dernier roman de Pierre Silvain, Julien Letrouvé colporteur, me confronte soudain à un monde inconnu et pourtant inscrit très profond dans les méandres de ma mémoire. Sur fond de batailles oubliées - Valmy et son moulin (1792), les Prussiens en habits bleus, Dumouriez et Brunswick, noms plus oubliés encore -, Pierre Silvain fait revivre le monde marginal mais très fécond des colporteurs du XVIIIe siècle. Un monde de solitude et de sauvagerie. Lumineux et cruel. Des brumes ensanglantées par la guerre surgissent, du côté des Vosges, de la Meuse, de la Champagne et de l’Ardenne, des paysages ombreux de frontières, soumis sans cesse à l’imminence d’un danger. Au cœur de ces paysages marneux et boisés, Julien Letrouvé, au nom étrangement composé, est un bien étrange personnage. Bon géant nomade, colporteur de son métier, Julien Letrouvé arpente saisons et campagnes, une boite posée sur le ventre, arrimée aux épaules par une sangle de cuir. Une boite en bois, emplie, non point d’almanachs et de dentelles, mais, selon l’exigence de Julien, de petits volumes bleus, dernières parutions de l’imprimeur Garnier. Sa Bibliothèque bleue, Julien Letrouvé en connaît par cœur tous les titres: L’Histoire de Fortunatus, Mélusine, La Patience de Grisélidis, Gracieuse et Tersinet, La Complainte du Juif errant - qu’il chérit tout particulièrement - Till l’Espiègle, La Princesse de Clérac, La Farce de Maître Pathelin, La Jalousie du Barbouillé. Et au-delà des titres, tous les textes. Pourtant, paradoxe bouleversant, le jeune homme ne sait pas lire !
Recueilli tout enfant par les femmes qui l’ont affublé de son nom, Julien Letrouvé est le seul élément masculin à être reçu dans l’« écreigne ». Dans la chaleur obscure de ce trou creusé dans la terre, les femmes se réfugient pour lire à la chandelle les petits livres bleus qui tombent entre leurs mains. Blotti contre le corps d’une belle liseuse qui berce l’enfant du timbre de sa voix, Julien grandit dans la fascination des livres et des textes. Jusqu’au jour où, adolescent, il quitte l’« écreigne » et prend la route, emportant avec lui sa boite, ses livres, ses secrets.
Le roman de Pierre Silvain (un homme des forêts lui aussi ?), roman qui pourrait bien s’apparenter à un roman de formation, est construit sur une trajectoire à la fois linéaire et circulaire. Linéaire puisque Julien Letrouvé se déplace de fermes en cabanes, de villes en forêts. Jalonnée de rencontres et de drames, de tendresse et de cruauté, sa trajectoire l’est aussi d’amitié et de mort. Circulaire, puisque le récit forme une boucle tracée autour des livres. Depuis la glèbe nourricière des origines jusqu’à l’autodafé final. Depuis la première femme de l’« écreigne » jusqu’à l’ultime rencontre qui clôt le roman.
À la fois conte et apologie, le roman de Pierre Silvain dénonce, derrière les violences ordinaires de la guerre, la brutalité aveugle et destructrice des hommes. Mais c’est aussi un texte à part qui laisse monter, loin du bruit et de la fureur éditoriale du temps, une voix singulière et originale. Et fait re-naître tout un nuancier d’émotions depuis longtemps perdues de vue. Un récit admirablement écrit, dense de profondeur et de poésie.
Angèle Paoli
D.R. Texte angèlepaoli
EXTRAIT
« L’après-midi était avancé quand il apparut sur le seuil de la cabane, une hébétude encore dans ses yeux que la lumière adoucie faisait pourtant clignoter. Le soldat assis dans l’herbe, le dos contre la souche, la boîte avec son couvercle relevé devant lui, lisait, de temps en temps écartant de la main une guêpe sans se laisser distraire de sa lecture. L’esprit à présent désembourbé de l’ivresse, Julien Letrouvé s’était arrêté à quelques pas de lui, impatient qu’il parvienne au bout de son livre, le regarde enfin, lui fasse signe d’approcher. Ce moment lui semblait reculer indéfiniment. Le trait violet de l’ombre au fond de la clairière grandissait peu à peu, plus dense, plus froid, il atteindrait la place où se tenait le soldat, obscurcissait la page sur laquelle il se penchait, se dit avec terreur Julien Letrouvé avant d’entendre la voix un peu rauque qui l’appelait avec une inflexion émue qu’il ne lui connaissait pas. Il marcha jusqu’à la souche dont il sentit la tiédeur quand il s’y adossa à côté du soldat. Il dit : « J’ai eu peur, tu étais parti si loin dans les mots, mais tu es revenu. » Et le soldat : « Tu veux bien que je te lise ce qui est écrit là ? », tout en tapotant la page ouverte du livre posé sur son genou. « Oui, lis-le-moi. - Mais peut-être que tu connais déjà cette histoire ? - Ça ne fait rien, avec toi ce ne sera pas la même, lis. »
Le soldat observa d’abord un silence, il leva le livre devant ses yeux, à bout de bras, ainsi qu’aurait pu le faire un singulier maître d’école, nu, avec une barbe de faune qu’il n’avait pas taillée depuis des mois et une fleur tatouée sur la poitrine à la naissance de la grande balafre.
Puis, sur un ton solennel, il dit que c’était un passage de l’éloge funèbre du bedeau picard Michel Morin dont on ignorait toujours quel en était l’auteur. « Écoute. » Julien Letrouvé se rapprocha du soldat, inclinant la tête au point de toucher sa joue, ses yeux se déplaçant en même temps que les siens le long des lignes, douloureux à force d’attention. Il retrouvait le besoin inapaisable de comprendre ce que lui refusait son ignorance et qui, au temps de l’écreigne, le tenait blotti, retenant son souffle, contre la liseuse. Lentement, en marquant des pauses, comme si lui-même se heurtait à ses insuffisances, le soldat poursuivit sa lecture. Il arriva à ce passage, tandis que ses mains communiquaient un tremblement au livre et que sa voix se troublait : « Il était grand carillonneur, vous l’avez entendu vous-même : il faisait dire à nos cloches tout ce qu’il voulait, vous eussiez dit qu’elles parlaient, cependant il ne savait pas la musique. Il avait une constance tout à fait héroïque, il débitait sa marchandise comme une merveille, il savait le plain-chant comme un oracle, portait la chape comme un évêque, il n’avait que des sabots, ce qui n’était pas par vanité. Si je ne craignais la médisance, je croirais qu’il était le fils de quelque gentilhomme, mais je soupçonne qu’il avait été changé à nourrice, puisqu’il était né pour des actions si nobles, comme vous l’allez voir. »
La voix se tut, le soldat referma le livre, le replaça dans la boîte. Ensuite il resta silencieux, regardant fixement devant lui, comme pour ne pas montrer qu’un homme pouvait avoir les larmes au bord des yeux. La couleur du ciel avait pâli, le soir venait, ce moment avait toujours été pour Julien Letrouvé le plus difficile à passer. Alors il parla au soldat de l’écreigne, du bonheur qu’il y avait connu, du froid et de la neige au-dehors, de l’échelle qu’on descendait, de la bonne chaleur où on pénétrait comme au fond d’un ressui. Il parla de sa dernière nuit dans la compagnie des femmes. Celle d’entre elles qui lisait avait cette nuit-là lu l’histoire du bedeau. »
Pierre Silvain, Julien Letrouvé colporteur, Verdier, 2007, page 86.
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