Je prends le train (u trinighellu) à Bastia pour me rendre à Ajaccio. Pour la première fois. 3h30 de voyage pour l’aller. Le même temps pour revenir. Ce soir, il fera nuit noire lorsque je rentrerai en gare de Bastia. Le train de ce dimanche est une vieille carcasse à deux wagons. Un vieux train ferrailleur. Qui ralentit aux carrefours, klaxonne dans les virages et à la sortie des tunnels. Au départ de Bastia, une dizaine de voyageurs. Je monte dans la voiture de tête, la voiture locomotrice. Pour mieux jouir du paysage. Le train s’ébranle, à 9h30 pile, l’heure prévue par le dépliant horaire. Premier tunnel. On en sort à Lupinu, banlieue sud de la ville. Je n’ai rien vu de Bastia. On longe la mer, très forte ce matin. Les îles toscanes émergent dans les chatoyances d’un horizon houleux. Un Lunapark de fortune installe ses attractions dans un terrain vague. Plein soleil sur les roseaux qui ondulent au gré du vent. À droite, ciel noir et inquiétant sur les montagnes et sur leurs villages haut perchés. Premier arrêt : Furiani, entre pépinières et stade, tristement célèbre. Deux Anglaises montent et s’installent sur les banquettes côté montagne. On repart. Cahin-caha. Le bruit de ferraille de la locomotrice qui s’ébroue, un bruit lointain, refoulé dans les recoins de la mémoire. Toujours les roseaux. Toujours les eucalyptus secoués par de fortes rafales. À l’arrière, les étangs de Biguglia, « paradis des oiseaux » disent les guides touristiques, miroite entre ciel et mer. Second arrêt : Biguglia. Bric-à-brac. Euro-Bazar. Troisième arrêt : pas de panneau (Lucciana ?). Arrêt improvisé. Un ouvrier agricole descend. J’ai l’impression de vivre un film néoréaliste italien. De Sica. Vittorini. « Lire en fête » aujourd’hui ? C’est vrai. Ici : rien. Quatrième arrêt : je reconnais Borgo [U Borgu], perché sur son mamelon rocheux. Clocher blanc qui domine la plaine orientale. Un couple descend, qui salue le chauffeur, aux manettes de sa cabine. Cinquième arrêt : Casamozza. No man’s land. Wagons abandonnés sur des voies rouillées. Gare de carton pâte. Une grosse dame blonde monte, qui s’installe derrière son journal. Ongles peints rouge vif, assortis aux montants de ses lunettes. Krys. Long arrêt. Le temps s’étire. Le conducteur rit. Qu’attendons-nous ? Il n’y a personne. L’heure sans doute. Le signal de départ est donné. Coup de klaxon. On repart. Quel est le prochain arrêt ? Ponte-Leccia, peut-être. On vient de prendre un virage et de quitter le bord de mer. Je lis le petit fascicule sur l’histoire du train. Je l’avais acheté en gare de Bastia. On racle la rocaille. « À l’Elysée sans elle », gros titre de la « une » du Monde. Tunnel. On surplombe la route, bordée de forêts de robiniers. Des bergeries abandonnées sur les pentes, des enclos abandonnés au maquis. Sicile en superposition, ses paysages de l’intérieur. Fougères rousses et peupliers, chênes et bruyères. Les ruines d’un ancien pont transi au-dessus du Golo, des villages accrochés à leurs pitons, clochers mangés par les nuages. En bas, un moutonnement de brebis, noir et blanc. Le train prend de la vitesse dans le soleil, au-dessus des canyons ; puis ralentit à nouveau. Autre no man’s land. Carcasses de voitures empilées. On arrive à Barchetta. Sixième arrêt : Barchetta. On ne s’arrête pas. Signe d’un chef de gare sur une absence de quai. On reprend de l’allure. La lecture de la « lettre de Guy Môquet à ses parents » divise les enseignants. Autre page du Monde. Autres couleurs. Gris noir du ciel, nuages menaçants, rose gris des rochers. Belle lumière dorée d’automne. Une bergerie, fenêtre vide sur le ciel, toit de mousse. Je reconnais le pont qui passe au-dessus de la route. Maman dort, petite tête de jivaro, noix de coco de cheveux. Ça grince, ça grince. Prochain arrêt ? Castellu di Rustinu. La dame au sudoku se prépare à descendre. Sur un mur, en contrebas du quai : « Vergogna a tè che vendi a to terra » (Honte à toi qui vends ta terre). Je partage cette exclamation de rage ; j’admire le courage de celui qui a inscrit ces mots. Les murs parlent d’une souffrance. La sienne. La mienne. Septième arrêt : Ponte-Novu. « Haut lieu historique » Pascal Paoli. Il est 10h25. Les aiguilles de Populasca [u Pupulà] sont couvertes de neige. Les eaux du Golo, bouillonnantes, et au-delà des ravins, un champ de chrysanthèmes. Or et mauve, mauve or. La fête des morts se prépare de longue date. Une vache égarée nous regarde. Elle attend. Terres incultes, terres à bandits, terres de résistance. Tunnel. Ça grince, ça grince. À la sortie du tunnel, moutonnement des arbres au-dessous de la voie ferrée. Les haies de robiniers jaunes le long du Golo. Je repense à mon rêve absurde de la nuit dernière. À Leo qui avait repris un garage pour occuper le temps libre de sa retraite. Il portait une perruque, posée de travers sur son crâne. Il y avait aussi sa femme qui me toisait d’un œil mauvais, bouche peinte et cul de poule. Je suis partie sans un au-revoir. Plus de trente années de travail dans le même lycée. Puis plus rien. Cendres. Les sommets s’enchevêtrent, couverts d’une neige précoce. Domaine de Vico, vignes roussies. Prochain arrêt ? Huitième arrêt : Ponte-Leccia. Les Anglaises descendent. Elles se rendent à Calvi. Autre train. Autre lieu. Je change de côté. On traverse un cimetière. 105 km d’Ajaccio. Maisons abandonnées sur la rondeur d’une colline, fenêtres ouvertes sur le vide. Partout les décharges ponctuent le parcours. Neuvième arrêt : Francardo. Grosse gare de triage. Embranchement Evisa/Corte. De quoi peut-on vivre à Francardo ? On passe au ras des maisons volets fermés. Bergeries isolées. Murets en pierres rondes polies par les torrents. Tunnel. Ça grince, ça grince. Ça secoue. On repasse au-dessus d’un torrent. Est-ce toujours le Golo ? À vérifier. Coup de klaxon dans le virage. Les rails sur l’à-pic. Le tortillard tortille. Tunnel. Muraille de pierres, carcasse d’un vieux château. On roule à 45 km/h. Coup de klaxon, tunnel. On arrive à ? Pas de panneau. Pas de nom. On ne s’arrête pas. Soveria à l’arrière, perdue dans la montagne. Tunnel. Long tunnel de San Quilico. Le conducteur regarde ailleurs. Où ? Jusqu’où ? Le jour perce au bout du tunnel. L’antenne satellite annonce Corte [Corti]. Les montagnes sont sous la neige. Un cercle d’os blanchis par le temps dessine son labyrinthe dans une pâture. On contourne l’antenne satellite. Une casetta de pierres sèches, au bord du torrent. Colmar profile ses contours vagues dans ma mémoire. On arrive à Corte. Je cherche la citadelle dans le paysage. Ses murailles se fondent avec les couleurs de la rocaille. Dixième arrêt : Corte. Il fait froid et humide. Beaucoup de monde sur le quai de la gare. « Bar de la plage ». Où est la plage ? Sous les pavés, bien sûr ! ! ! Je me dirige vers la cabine du conducteur. J’en profite pour jeter un œil sur sa feuille de route et admirer le panorama. Une paysanne me rejoint qui descend à Venaco. Le visage de mon amie Eli, soudain, dans ces yeux noirs et ce sourire. Cheveux courts, en bataille. Poggio-Riventosa. Pas d’arrêt. « Il est beau le paysage », me dit la petite dame. « Le froid est tombé d’un coup ». C’est toujours ce que l’on dit. Dans son sac en plastique, un bouquet de fleurs artificielles, blanches. « Vous montez au village ? » « Oui ». « C’est pour le tombeau ? » « Oui, pour ma mère. Elle est morte. Il y en a beaucoup comme ça ». Que puis-je dire ? J’acquiesce d’un sourire. « Elle aimait beaucoup les fleurs blanches ». Moue triste. « Elle est morte récemment ? ». « Il y a un an. Il y en a beaucoup comme ça. Elle ne savait plus où elle était ». Ça grimpe, ça grimpe. On roule dans la montagne. Tunnel. Agillo. C’est le nom du tunnel. Je viens de prendre conscience que tous les tunnels ont des noms apparents. Comme en Italie. Onzième arrêt : Venaco. Centre de l’île. La dame aux fleurs artificielles descend et disparaît. Je ne la verrai sans doute jamais plus. La neige est tombée. La neige tombe. Drue. Ajaccio, 72,310 km ; Bastia, 85,420 km. Changement d’équipage. Le conducteur descend suivi de son adjoint. Serrements de mains. Le nouveau conducteur grimpe, lunettes de soleil design sur le front. Coup de klaxon enroué. On repart. On contourne Venaco, ses hautes maisons perchées sur les ravins. Son église baroque en surplomb sur le « prunigaghju ». Viaduc du Vechju. Gustave Eiffel. Tunnel. Long tunnel. Ça grimpe, ça vire. Ça grince et grince. Au sortir du tunnel, des blocs de rochers et des feuillus denses. Ghinghetta, tunnel. Nallo, tunnel. On entre dans les forêts de pins. Tunnel. Pas vu de nom. Au sortir du tunnel, un village. Tattone ? Vivario ? Ou l’inverse, Vivario, Tattone ? Forêt dense. Ça grince et ça grimpe. J’ai envie de faire l’amour. Pourquoi ici ? Le village resurgit avec son château. Quel village ? Le vent de la plaine est tombé. Tout est calme. Ça tortille, ça tortille, une boucle, une autre encore. Vivario. On grimpe encore. C’est vertigineux. Grandiose ! Savaggio, pas d’arrêt. La neige luit sur les sommets. Ça grimpe, ça grince ! On entre dans la neige, les branches des grands pins ploient, la machine peine et tortille. Vizzavona grelotte sous la neige. Douzième arrêt. Vizzavona. Je cherche des yeux le vieil hôtel des randonneurs. « Le Grand Hôtel de la Forêt ». Départ d'excursion pour le Monte d’Oru (2 389m). Je ne vois rien, ni l’hôtel ni la montagne. Tout est noyé. Le froid est entré par la porte entrouverte. Un passager est descendu ; un autre est monté. Tunnel. Long , long. 3 916 m. Neige, neige, neige. Il neige. Nevica. Vendredi, mon amie et moi nous sommes baignées à Ghjottani. Trois jours plus tard, la montagne, la neige. On repart. Le train tortille sur la pente. Ça glisse. Ça grince. On descend vers Bocognano. Bucugnà. Treizième arrêt : Bucugnà. Le temps s’arrête. Le buffet de la gare est fermé. Les trois horloges de la gare marquent chacune une heure différente. Laquelle est la bonne ? Aucune. Le temps des « bandits d’honneur » s’est perdu dans celui des loisirs et des vacances. On continue de descendre la vallée de la Gravona. 1 000 mètres en une heure. C’est toujours aussi vertigineux. De l’autre côté, c’est peut-être Azzana. Le Haut Cruzzinu. La neige fond sous le soleil. Ça tourne, ça tourne. Ça grince et grince. Querciello, tunnel. Tavera, pas d’arrêt. On va vers la mer. Ajaccio-Rome, même latitude. Pineto, tunnel. Ça descend, ça grince, ça grince. Ça dodeline et grince. Ucciani, pas d’arrêt. Quand même, c’est beau. Quatorzième arrêt : Carbuccia. L’arrivée à Ajaccio est prévue pour 1 heure de l’après-midi. Les villas « provençales » envahissent les collines. La mer scintille déjà. Devant nous, la baie d’Ajaccio, insolente, déploie ses chatoiements sous le soleil. Immuable. Bastia-Ajaccio, dimanche 21 octobre 2007 Angèle Paoli D.R. Texte angèlepaoli * CFC = Chemin de fer Corse |
■ Voir | écouter aussi ▼ → (sur YouTube) U trenu di Bastia, chanson traditionnelle corse interprétée par Charles Rocchi |
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Merci pour ce magnifique voyage dans cette belle Corse berceau de mes origines paternelles.
Il ne manque plus que l'odeur du maquis!!!
Rédigé par : Annie Tomasi | 24 octobre 2007 à 15:28
agréable de te suivre - mais à Vizzavona, envie de m'installer à l'hôtel et de voir les randonneurs arriver un rien défaits, et bien sûr de les réconforter en goutant ma non-fatigue (souvenir des souvenirs de vacances familiales)
Rédigé par : brigetoun | 24 octobre 2007 à 18:57
Chère brigetoun, le Grand Hôtel de la Forêt (vestige d'un passé de "luxe, de calme et de volupté") qu'évoque avec nostalgie Angèle (hôtel où séjournèrent notamment http://terresdefemmes.blogs.com/mon_weblog/2007/08/6-aot-1923andr-.html>Gide en 1923 et, peut-être, http://scripteur.typepad.com/du_texte_clos/2005/01/vizzavona_jeudi.html>Sherlock Holmes, si l'on en croit du moins Ugo Pandolfi) n'est plus en fait qu'une vieille bâtisse abandonnée pour des raisons d'indivis. Les touristes se rabattent aujourd'hui sur l'hôtel I Larici ou sur le Monte d'Oro, plus modeste, mais qui remonte tout de même à 1880. Le Grand Hôtel de la Forêt fut édifié, lui, en 1893. Il était rattaché au Grand Hôtel d'Ajaccio. Comme le signale le catalogue La Corse et le Tourisme 1755-1960 de l'exposition qui s'est tenue en 2006 au Musée de la Corse à Corte, ce fut le "premier hôtel [en Corse] éclairé à l'électricité. Il était réputé pour la qualité de son confort, ses bals, ses somptueuses réceptions, son court de tennis -le premier en Corse -, ses crèmes glacées" (éditions Albiana, 2006, p. 188).
Rédigé par : Ivucciu | 24 octobre 2007 à 19:56
Combien de temps, Anghjula, je ne t'entends plus !
Rédigé par : Blumy | 25 octobre 2007 à 00:34
Da il primo maggio, Blumy cara. Vengo in Italia la prossima settimana e ti scrivo.
Rédigé par : Angèle | 25 octobre 2007 à 08:23
La Corse... havre de paix entre mer et montagne.
Souvenirs.
Rédigé par : Misterwind | 27 octobre 2007 à 23:02