Golfe de Porto, mardi 20 juillet 1909
Nous longeons actuellement les fameuses « calanche » de Piana. C’est un décor étonnant de roches rouges sculptées par quelque dieu de la nature, un dieu qui se serait ingénié à représenter ici les formes les plus fantaisistes d’animaux de toutes sortes. Et cette forêt de pins qui dévale jusqu’à la mer, c’est on ne peut plus inattendu. C’est peut-être cette forêt suspendue au-dessus des flots, qui donne à la mer sa couleur émeraude, ce vert profond. Tout est étourdissant, je ne sais où donner de la tête, tant chaque crique a de beauté. Je n’ai pas de mots pour dire mon étonnement et ma fascination.
La Sarrasine file tranquillement d’une anse à l’autre et je profite tout à loisir de cette profusion de silhouettes fantastiques et de clochetons inquiétants. Au-dessus de la pointe de Ficajola, j’aperçois le village de Piana qui semble minuscule au milieu de ces formations minérales en suspension instable. Devant moi, un promontoire massif, pareil à une énorme figure de proue, s’avance dans la mer. On dirait les contreforts d’une énorme forteresse gardée par une tour, ou encore le pied minéralisé d’un mastodonte du paléolithique. Les criques se succèdent, toutes plus attirantes et plus profondes les unes que les autres, plus mystérieuses aussi.
La carte marine que j’ai sous les yeux indique le Capu Rossu et là-haut, qui monte la garde, la tour de Turghju. Je me laisse porter par la beauté grandiose de ces paysages aux falaises impressionnantes. Je me sens minuscule et le voilier, si rassurant d’ordinaire, avec sa vie organisée, ses rituels, me semble soudain une conque bien fragile. Une impression d’écrasement me gagne peu à peu, j’ai peur que le Capu Rossu ne s’anime et ne se mue en un gigantesque monstre broyeur qui ne demande qu’à nous engloutir.
Je me tourne vers Louis. Il est calme. Rien ne trouble en apparence sa belle sérénité. Il file sous le vent, sûr de lui et de ses manœuvres. La Sarrasine glisse. Elle se faufile entre les écueils. Elle fend l’eau fermement, sans broncher. Tout va bien. Je ferme un instant les yeux. Lorsque je les ouvre à nouveau, le soleil est au zénith et le Capu Rossu loin derrière nous. Le golfe de Sagone décline sa succession de plages de sable rose. Et toujours, dans le lointain, ces montagnes qui s’estompent dans la lumière. Le voilier est sorti de sa torpeur. Thérèse et Isabelle ont surgi sur le pont enroulées chacune dans une serviette de bain.
Tandis qu’Émilienne et Noémie s’activent aux soins domestiques et culinaires, les deux filles racontent à Caroline leur soirée à Porto. Le petit vieux à la carriole voulait les inviter chez lui à Ota :
― « Venez jusqu’au village, je vais vous présenter à Giusè ; c’est mon fils, un beau garçon, fier et droit ; un fameux coup de fusil aussi et l’un des meilleurs bergers de la région ; il ferait un bon mari, pour l’une ou pour l’autre ».
― « Et que deviendrait celle de nous deux qui n’aurait pas Giusè ? »
C’était Isabelle qui avait posé la question.
― « Bah, ce ne sont pas les beaux « maschi » qui manquent par ici ! Il n’y a que l’embarras du choix ! »
― « Alors », s’exclame Caroline, « qu’est-ce que vous avez répondu au grand-père ? »
― « Nous lui avons répondu que c’était gentil de sa part, mais que ni l’une ni l’autre n’étions prêtes pour le mariage, que nous étions des filles de la ville. Et que toute cette montagne, ce n’était pas vraiment pour nous, que c’était trop impressionnant. Bref, nous avons décliné l’invitation en essayant de ne pas le vexer. Et puis nous lui avons dit aussi que peut-être nous lui rendrions visite plus tard, si l’occasion se présentait. »
― « Et après, qu’est-ce que vous avez fait ? »
SUITE, LE TOUR DE CORSE À LA VOILE, 23
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