Ph., G.AdC
LUCIE, DE LUMIÈRE ET D’OMBRE
Tout se passe le temps d’un week-end, d’un vendredi soir au lundi matin. Un temps resserré à l’extrême qui se distend samedi–dimanche, le temps de quelques retours en arrière sur les passés parallèles de l’enfance. Celui que David, le héros de Jardin sous le givre, savoure avec délices et nostalgie ; celui que Lucie, sa femme, se refuse à entretenir. Dans le treillage du temps s’insèrent les circonstances de leur rencontre tandis que sous le silence uniforme du jardin de givre s’ourdit pour David le temps de la séparation.
Comment David et Lucie en sont-ils arrivés à ce point de non-rencontre qui les force à s’exacerber l’un l’autre ? Au-delà des différences originelles et des dissensions, ce que la plainte en demi-teinte de David révèle, c’est la fêlure de Lucie, ce mal étrange qui la ronge et creuse en elle une faille douloureuse que le jeune homme ne peut parvenir à combler. Peu à peu, tout au long de ces quatre jours figés par la neige, qui anesthésie formes et sentiments, David s’achemine vers la résolution douloureuse mais nécessaire de la séparation. Dans le froid immobile mais vivant du petit matin, David abandonne Lucie à la part d’ombre qui l’habite depuis des mois. À son continent noir et peut-être à sa disparition.
Placé sous l’égide de Platon et de son Timée, ce roman d’une extrême concision renvoie à un univers féminin où la femme, assujettie à sa nature matricielle, demeure incontrôlable, inaccessible. Quelle part de liberté reste-t-il à la femme ? Telle est la question que je me suis posée tout au long du récit. Un récit au style sobre et cruel sur la déliquescence progressive d’un couple. Un récit triste et beau comme un jardin sous le givre.
Angèle Paoli
D.R. Texte angèlepaoli
LE BONHEUR NE SERAIT-IL QU’UN GOÛT DE CAFÉ BRÛLANT ?
Dimanche matin
La neige est tombée toute la nuit. Il est déjà tard quand David se réveille. Félix s'étire en même temps que lui. Dehors tout est blanc. Le soleil n'a pas encore eu le temps de faire fondre la couche épaisse qui recouvre les arbres et le paysage a perdu les arêtes vives de la veille, lorsqu'il était pris dans le givre. Il est paisible. Les lignes des haies, les bosses du pré se sont atténuées et fondues dans la blancheur. Toute aspérité s'est effacée. David espère que c'est la page vierge où va s'inscrire une autre histoire. Il ne sait ce qu'elle sera, aucun désir n'en dessine les contours, mais il attend avec confiance. La fébrilité qu'il a toujours ressentie devant la neige est cette fois impatience devant le pressentiment d'une vie nouvelle.
Il se lève et Félix saute du lit derrière lui. La maison est froide, d'un froid qui aiguise son excitation. Pendant que le chat mange avidement et que le café se prépare, il allume un grand feu dans la cheminée du salon. La maison lui appartient, comme la veille au soir. Assommée par l'alcool, Lucie dormira sans doute la plus grande partie de la journée. Il goûte son absence et se détend, délivré de l'inquiétude habituelle. C'est comme s'il l'avait mise entre parenthèses. Il parle tout haut à Félix, « Tu vois, on ne possède les autres que quand ils ne sont plus là et qu'ils ne peuvent plus modifier l'image que nous voulons conserver. »
L'odeur du café emplit la cuisine et le salon. Il déjeune devant le feu. « Le bonheur ne serait-il qu'un goût de café brûlant, une journée, une vie béantes devant soi ? »
Joëlle Gardes, Jardin sous le givre, Éditions Aden, 2007, pp. 77-78.
Commentaires
Vous pouvez suivre cette conversation en vous abonnant au flux des commentaires de cette note.