Ph., G.AdC
L’HOMME, CE MAMMIFÈRE EST FORT CURIEUX EN CORSE
Bastia, 30 septembre 1839
Mon cher ami,
Vous me croyez sans doute à Naples. Pas du tout. Je me suis fort amusé dans ce pays-ci et j’ai tâché de tout voir, depuis le cèdre jusqu’à l’hysope. En fait de monuments, il est pauvre ; cependant, il y a des dolmens et des menhirs, choses infiniment curieuses dont vous ne m’aviez rien dit, et une statue phénicienne qui a tout l’air d’un portrait de Bomilcar, si ce n’est celui de Giscon ou d’un autre. Mais c’est la pure nature qui m’a plu surtout. Je ne parle pas des makis, dont le seul mérite est de sentir fort bon, et le défaut, de réduire les redingotes en lanières. Je ne parle pas des vallées, ni des montagnes, ni des sites tous les mêmes et conséquemment horriblement monotones, ni des forêts assez piètres, quoi qu’on en dise, mais je parle de la pure nature de l’HOMME. Ce mammifère est vraiment fort curieux ici et je ne me lasse pas de me faire conter des histoires de vendettes. J’ai passé plusieurs jours dans la ville classique de la schioppettata, Sartène, chez un homme illustre, M. Jérôme R[occaserra] qui le même jour fit coup double sur deux de ses ennemis. Depuis, il en a tué un troisième, toujours acquitté à l’unanimité par le jury. J’ai vu encore une héroïne, Mme Colomba, qui excelle dans la fabrication des cartouches et qui s’entend fort bien à les envoyer aux personnes qui ont le malheur de lui déplaire. J’ai fait la conquête de cette illustre dame qui n’a que 65 ans, et en nous quittant nous nous sommes embrassés à la Corse, id est sur la bouche. Pareille bonne fortune m’est arrivée avec sa fille, héroïne aussi, mais de 20 ans, belle comme les amours, avec des cheveux qui tombent à terre, trente-deux perles dans la bouche, des lèvres de tonnerre de Dieu, cinq pieds trois pouces et qui à l’âge de seize ans a donné une raclée des plus soignées à un ouvrier de la faction opposée. On la nomme la Morgana et elle est vraiment fée, car j’en suis ensorcelé ; pourtant il y a quinze jours que cela m’est arrivé. Sans les punaises, la Corse serait un pays charmant, mais on en trouve partout. Il faudrait encore qu’il y eût des dryades et des nymphes pour répondre aux soupirs des voyageurs, mais on y est horriblement moral.
Je pars demain pour Murato et l’Algajola ; à mon retour à Bastia, j’irai au cap Corse, d’où je reviendrai encore ici. J’espère trouver vers le 10 ou 12 octobre un certain bateau à vapeur qui me transportera vers l’Italie.
Prosper Mérimée, « Lettre à Esprit Requien », Correspondance, La Revue de Paris, 1898 ; in Le Goût de la Corse, Mercure de France, Collection Le Petit Mercure, 2007, pp. 116-117. Textes choisis et présentés par Jacques Barozzi.
NOTE : Prosper Mérimée a visité la Corse du 16 août au 7 octobre 1839.
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