Il y a 109 ans, le
22 septembre 1907, naissait à Quain (hameau de la petite commune de Devrouze, Saône-et-Loire)
Maurice Blanchot.
Ph., G.AdC
LA RENCONTRE DE L’IMAGINAIRE
Les Sirènes : il semble bien qu'elles chantaient, mais d'une manière qui ne satisfaisait pas, qui laissait seulement entendre dans quelle direction s'ouvraient les vraies sources et le vrai bonheur du chant. Toutefois, par leurs chants imparfaits qui n'étaient qu'un chant encore à venir, elles conduisaient le navigateur vers cet espace où chanter commencerait vraiment. Elles ne le trompaient donc pas, elles menaient réellement au but. Mais, le lieu une fois atteint, qu'arrivait-il ? Qu'était ce lieu ? Celui où il n'y avait plus qu’à disparaître, parce que la musique, dans cette région de source et d'origine, avait elle-même disparu plus complètement qu'en aucun autre endroit du monde : mer où, les oreilles fermées, sombraient les vivants et où les Sirènes, preuve de leur bonne volonté, durent, elles aussi, un jour disparaître.
De quelle nature était le chant des Sirènes ? En quoi consistait son défaut ? Pourquoi ce défaut le rendait-il si puissant ? Les uns ont toujours répondu : c'était un chant inhumain, - un bruit naturel sans doute (y en a-t-il d'autres ?), mais en marge de la nature, de toutes manières étrangères à l'homme, très bas et éveillant en lui ce plaisir extrême de tomber qu'il ne peut satisfaire dans les conditions normales de la vie. Mais, disent les autres, plus étrange était l'enchantement : il ne faisait que reproduire le chant habituel des hommes, elles rendaient le chant si insolite qu'elles faisaient naître en celui qui l'entendait le soupçon de l'inhumanité de tout chant humain. C'est donc par désespoir qu'auraient péri les hommes passionnés de leur propre chant ? Par un désespoir très proche du ravissement. Il y avait quelque chose de merveilleux dans ce chant réel, chant commun, secret, chant simple et quotidien, qu'il leur fallait tout à coup reconnaître, chanté irréellement par des puissances étrangères et, pour le dire, imaginaires, chant de l'abîme qui, une fois entendu, ouvrait dans chaque parole un abîme et invitait fortement à y disparaître.
Ce chant, il ne faut pas le négliger, s'adressait à des navigateurs, hommes du risque et du mouvement hardi, et il était lui aussi une navigation : il était une distance, et ce qu'il révélait, c'était la possibilité de parcourir cette distance, de faire du chant le mouvement vers le chant et de ce mouvement l'expression du plus grand désir. Étrange navigation, mais vers quel but ? Il a toujours été possible de penser que tous ceux qui s'en étaient approchés n'avaient fait que s'en approcher et avaient péri par impatience, pour avoir prématurément affirmé : c'est ici ; ici, je jetterai l'ancre. Selon d'autres, c'était trop tard au contraire : le but avait toujours été dépassé ; l'enchantement, par une promesse énigmatique, exposait les hommes à être infidèles à eux-mêmes, à leur chant humain et même à l'essence du chant, en éveillant l'espoir et le désir d'un au-delà merveilleux, et cet au-delà ne représentait qu'un désert, comme si la région-mère de la musique eût été le seul endroit tout à fait privé de musique, un lieu d'aridité et de sécheresse où le silence, comme le bruit, brûlait, en celui qui en avait eu la disposition, toute voie d'accès au chant. Y avait-il donc un principe mauvais dans cette invitation des profondeurs ? Est-ce que les Sirènes, comme la coutume a cherché à nous en persuader, étaient seulement les voix fausses qu'il ne fallait pas entendre, la tromperie de la séduction à laquelle seuls résistaient les êtres de déloyauté et de ruse ? [...]
Les Sirènes vaincues par le pouvoir de la technique qui toujours prétendra jouer sans péril avec les puissances irréelles (inspirées), Ulysse n'en fut cependant pas quitte. Elles l'attirèrent là où il ne voulait pas tomber et, cachées au sein de L'Odyssée devenue leur tombeau, elles l'engagèrent, lui et bien d'autres, dans cette navigation heureuse, malheureuse, qui est celle du récit, le chant non plus immédiat, mais raconté, par là rendu en apparence inoffensif, ode devenue épisode.
Maurice Blanchot, Le chant des Sirènes, in Le Livre à venir, Éditions Gallimard, 1959 ; Collection Idées, 1971, pp. 9-10-11-12.
Dans Le Livre à venir, on trouve un beau texte sur Beckett.
Rédigé par : alfred | 22 septembre 2007 à 20:59
Oui, Alfred, mais aussi sur Virginia Woolf et d'autres encore. A relire, absolument.
Et Yves qui me fait pleurer avec Sag Warum (1959 !!!). Je vais finir à Castellucciu!!!
Rédigé par : Angèle | 22 septembre 2007 à 23:28