Il y a vingt-et-un ans, le 21 septembre 1993 eut lieu, au Théâtre de l’Odéon à Paris, la création d’Orlando, d’après le roman au titre éponyme de Virginia Woolf. Adaptée pour la scène par Robert Wilson et par le romancier anglais Darryl Pinckney, la pièce avait d’abord été créée à Berlin en 1989, puis à Lausanne en mai 1993 avant d’être montée en octobre au Théâtre national de l’Odéon-Europe, à Paris. Avec Isabelle Huppert dans le rôle principal. Ardente et immatérielle, Isabelle Huppert donne à Orlando le visage d’une éternelle jeunesse. Une épure. Encore accentuée par la stylisation extrême des gestes et les jeux de lumière qui confèrent à cette interprétation majestueuse toute sa poésie.
Profitons de cet arrêt dans notre récit pour insister sur quelques faits. Orlando était devenu femme — inutile de le nier. Mais pour le reste, à tous égards, il demeurait le même Orlando. Il avait, en changeant de sexe, changé sans doute d’avenir, mais non de personnalité. Les deux visages d’Orlando - avant et après - sont, comme les portraits le prouvent, identiques. Il pouvait — mais désormais, par convention, nous devons dire elle au lieu de il — elle pouvait donc, dans son souvenir, remonter sans obstacle tout le cours de sa vie passée. Une légère brume, peut-être, en noyait les contours, comme si, dans le clair étang de la mémoire, quelques gouttes sombres se fussent diffusées ; mais c’était tout. Il semble que la métamorphose n'ait été indolore, complète et si bien réussie qu’Orlando elle-même n’en fut pas surprise. Partant de là, de nombreux savants, persuadés d’ailleurs qu’un changement de sexe serait contre nature, se sont donné beaucoup de mal pour prouver : 1° qu’Orlando avait toujours été une femme ou : 2° qu’Orlando n’avait pas cessé d’être un homme. Laissons biologistes et psychologues décider de ce cas. Quant à nous, les faits nous suffisent : Orlando fut un homme jusqu’à l’âge de trente ans ; à ce moment il devint une femme et l’est resté depuis. Que d’autres plumes, cependant, traitent du sexe et de la sexualité ; nous abandonnons pour notre part, aussitôt que possible, des sujets aussi odieux. Orlando ayant fait sa toilette, revêtit la veste et les pantalons turcs qui conviennent indifféremment aux deux sexes. Alors elle fut contrainte de considérer sa position… Virginia Woolf, Orlando, Éditions Stock, 1974, pp. 155-156.
Virginia Woolf commença à écrire Orlando dans un élan d’enthousiasme. Elle avait l’impression de commettre un acte illicite (« Je me suis lancée un peu furtivement, mais avec d’autant plus de passion, dans Orlando, biographie »), sentiment qui tenait au sujet abordé mais aussi aux scrupules suscités par l’interruption de son livre sur l’art de la fiction. Les livres « illicites » devaient continuer à s’intercaler dans la rédaction des livres « sérieux » : Trois guinées pendant Les Années, Entre les actes et ses mémoires qui viendraient perturber son travail sur Roger Fry. Vita fut la première à entendre parler du nouveau livre. Voyait-elle un inconvénient à ce qu'Orlando « s’avère être » Vita ? Virginia a l’air de demander sa permission, mais comme Vita, « enthousiasmée et terrifiée », le comprit aussitôt, rien n’aurait pu l’arrêter : « Il y est question de vous, des désirs de votre chair et de la séduction de votre esprit. […] Je l’admets, j’aimerais aussi démêler et retordre quelques-uns des fils les plus incongrus qu’il y a en vous. » Vita sentit le danger qu’il y aurait pour elle à se laisser ainsi prendre en main : « Si jamais vous décidez de prendre votre revanche, vous aurez les armes sous la main. » Un flot de lettres taquines et suggestives apprit à Vita le processus de « fabrication » dont elle faisait l’objet, source de vif plaisir pour son auteur : « Est-il vrai que vous grincez des dents la nuit ? Est-il vrai que vous aimez faire souffrir ? » « Si je vous voyais, m’embrasseriez-vous ? Si j’étais au lit, le feriez-vous… Orlando m’excite assez ce soir. » Virginia notait dans son journal combien le livre semblait avoir « balayé tout le reste afin de pouvoir venir au monde . Hermione Lee, Virginia Woolf ou l’aventure intérieure, Éditions Autrement, 2000, pp. 676-677. |
■ Voir aussi ▼ → 21 décembre 1917 | Lettre de Lytton Strachey à Virginia Woolf → 14 décembre 1922 | Première rencontre Virginia Woolf-Vita Sackville-West → 26 juin 1926 | Lettre de Vita Sackville-West à Harold Nicolson (+ extrait d'Orlando) → 9 février 1927 | Lettre de Vita Sackville-West à Virginia Woolf → 18 février 1927 | Lettre de Virginia Woolf à Vita Sackville-West ■ Voir | écouter aussi ▼ → (sur Terres de femmes) Virginia, lectures croisées → (sur Books and Writers) une bio-bibliographie (en anglais) de Vita Sackville-West → (sur YouTube) Vita Sackville-West reads from her poem The Land |
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