Ph., G.AdC
LA LUNE PÂLE ET VERTE
« 14 septembre, le matin. – J’ai vu le portrait. La lune pâle et verte planait dans ma chambre; je venais de me réveiller, et d’obscures et ophidiennes visions me hantaient encore. L’œil fiévreux, je regardais autour de moi avec défiance, des raisonnements logiques et absurdes se multipliaient dans ma tête et leur fugacité me laissait un doute sur le lieu précis de mon existence actuelle : étais-je au milieu des broussailles et des précipices des Roches Noires ? Non. Étais-je dans ma chambre et dans mon lit, loin des vipères et des grimaçantes pierres ? Peut-être. Voilà qu’au-dessus de la cheminée la glace lentement change de teinte : son vert lunaire, son vert d’eau transparente sous des saules s’avive et se dore. On dirait qu’au centre de la lueur, comme sur la face même de la lune, des ombres se projettent avec des apparences de traits humains, tandis qu’autour de la vague figure une ondulation lumineuse serpente comme des cheveux blonds dénoués et flottants. Sans que j’aie pu analyser le reste de la soudaine transformation, dans l’intervalle d’un clin d’yeux, je la vois achevée. Clair et vivant, le portrait me regarde; c’est, trait pour trait, celui de la jeune femme au reptile. Pendant des minutes, de longues et inoubliables minutes, la vision a resplendi, puis, comme sous un souffle, s’est évanouie.
Remy de Gourmont, Sixtine [1890], Chapitre V, Suite des notes de voyage, « La lune pâle et verte », Union Générale d’Éditions, 1982, 10/18, Série « Fins de siècles » dirigée par Hubert Juin, pp. 73-74.
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