Le
13 septembre 1928,
Italo Svevo meurt des suites d'un accident automobile.
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ET POURTANT TOUT ÉTAIT IRRÉMÉDIABLE
« À la fin d'un séjour de vacances et de cure à Bormio, en Valtelline, Svevo, accompagné de sa femme et de son petit-fils repartit pour Trieste en automobile. À Motta di Livenza, leur voiture dérapa sur le sol détrempé par la pluie, et heurta violemment un arbre. Svevo n'avait qu'une fracture de la jambe mais son état général empira très vite. Il devait mourir le lendemain, 13 septembre 1928, âgé de 67 ans. Ses derniers mots, tels que les rapporte Livia Veneziani sont bien conformes à ce que nous savons du caractère d'Italo Svevo: « Ne pleure pas, Letizia, ce n'est rien de mourir. » Il avait déjà la langue embarrassée, et, comme il voyait son neveu allumer une cigarette, il fit un geste pour en demander une. Aurelio la lui refusa. Il dit alors, d'une voix déjà voilée: « Cela aurait été vraiment la dernière cigarette... » Puis sa femme lui demanda: « Ettore, veux-tu prier ? - Quand on n'a jamais prié, de toute sa vie, cela ne sert à rien au dernier moment. » L'humour cruel de cette ultime « dernière cigarette » me fait penser au cure-dent que Jarry réclamait sur son lit de mort. J'y vois, pour ma part, non une dérision, mais une sorte de suprême courtoisie, c'est-à-dire ce souci d'autrui, de la part d'un mourant qui, pour rassurer ceux qu'il aime, essaie jusqu'au bout de ressembler à une image familière, comme si rien n'était encore perdu, comme si tout pouvait encore continuer. Et pourtant tout était irrémédiable. »
Mario Fusco, Italo Svevo, Conscience et réalité, Éditions Gallimard, Bibliothèque des idées, 1973, p. 139.
SVEVO ET SCHMITZ par UMBERTO SABA
Italo Svevo (Ettore Schmitz dans sa vie professionnelle) était l’associé d’une entreprise triestine qui fabriquait dans le secret le plus absolu et revendait pour son propre compte un mystérieux produit, destiné à protéger de l’action corrosive du sel marin les parties immergées des bâtiments. Le romancier qui, par chance pour lui, ne devint célèbre qu’aux environs de la soixantaine, se croyait (et peut-être l’était-il) un grand homme d’affaires. J’ignore si c’est à ce titre, ou pour sa parfaite connaissance de la langue anglaise, qu’il fut chargé par l’entreprise de mener à bien les pourparlers en cours avec l’Amirauté britannique, pour que celle-ci adopte la fameuse peinture sous-marine. Cela se passait à l’époque où Trieste était encore sous domination autrichienne, avant la Première Guerre mondiale. Le prestige « nelsonien » était encore intact […]
Quel brave homme, ce vieux Schmitz ! Après tout ce qu’on écrivit d’élogieux sur ses romans, rien ne lui faisait plus plaisir que de raconter aux amis les souvenirs de sa longue carrière commerciale. J’en entendis plus d’un dans la boutique de la via San Nicolò, où il venait me trouver presque tous les soirs ; là où des écrivains illustres, des personnages (alors) socialement puissants ne dédaignaient pas ma conversation (au contraire), et où je tâche aujourd’hui d’entrer le moins possible. J’ai l’impression ― le bon Carletto et Dieu me pardonnent ― d’un noir corridor peuplé de spectres. L’auteur de Sénilité et de La Conscience de Zeno apparaissait : il était plein d’humanité, de (relative) compréhension d’autrui, et après son inattendu succès littéraire, plein d’une touchante joie de vivre. En réalité, il avait une peur bleue de mourir. Plaisanterie ou pressentiment, il n’oubliait jamais, chaque fois qu’il montait dans un taxi, de faire au chauffeur une étrange recommandation : « Allez doucement, lui disait-il en dialecte triestin, vous ne savez pas qui vous transportez. » (Naturellement, il faisait allusion à lui-même, quelle que fût la personne qui l’accompagnait.) Coïncidence étrange, il mourut justement d’un accident d’automobile. Il ne s’était pas fait grand mal, mais son cœur était faible (faiblesse qu’il attribuait à l’abus du tabac), et il ne se remit pas du choc. Mais Italo Svevo fut toujours favorisé par le sort. À peine eut-il compris que l’heure de la fin avait sonné, et que « la dernière cigarette » avait été fumée pour de bon, la peur passa d’un seul coup. « Mourir, ce n’est que cela, disait-il à ses proches ; mais c’est facile, très facile. C’est plus facile, ajoutait-il en s’efforçant de sourire, que d’écrire un roman. »
J’ai toujours pensé (et ces paroles, prononcées par un tel homme en un tel moment, me le confirment) que l’humour est la forme suprême de la bonté.
Umberto Saba, Comme un vieillard qui rêve, Éditions Rivages, Bibliothèque étrangère Rivages, 1990, pp. 83, 84, 85, 86. Traduit de l’italien par Gérard Macé.
J'y vois plutôt une logique d'être, un refus de l'hypocrisie même devant la mort (refus de prier), digne jusqu'au bout, restant ce que l'on est, demeurant celui qu'on a toujours été, envie de rester soi, de garder l'image que l'on a de soi et que l'on souhaite continuer à donner, espérant ainsi qu'elle habite les pensées, après. Donc une continuité, rien d'irrémédiable et tout continue, autrement...
Rédigé par : Pascale Arguedas | 15 septembre 2007 à 23:29