Huit jours viennent de passer, assez paisibles, durant lesquels je n'ai rien écrit. Je crois que peu à peu je me fais à mon intérieur japonais, aux étrangetés de la langue, des costumes, des visages. Depuis trois semaines, les lettres d'Europe, égarées je ne sais où, n'arrivent plus, et cela contribue, comme toujours, à jeter un voile d'oubli sur des choses passées.
Donc, chaque soir, je monte au logis fidèlement, tantôt par les belles nuits pleines d'étoiles, tantôt sous les ondées d'orage. Et chaque matin, quand la prière chantée de madame Prune prend son vol dans l'air sonore, je m'éveille et je redescends vers la mer, par ces sentiers où l'herbe est pleine de rosée fraîche.
La recherche des bibelots est, je crois, la plus grande distraction de ce pays japonais. Dans les petites boutiques des antiquaires, on s'assied sur des nattes pour prendre une tasse de thé avec les marchands; puis on fouille soi-même dans des armoires, dans des coffres, où sont entassées des vieilleries bien extravagantes. Les marchés, très discutés, durent souvent plusieurs jours et se traitent en riant, comme de gentilles petites farces que l'on voudrait se jouer les uns aux autres...
J'abuse vraiment de l'adjectif petit, je m'en aperçois bien ; mais comment faire ? - En décrivant les choses de ce pays-ci, on est tenté de l'employer dix fois par ligne. Petit, mièvre, mignard, - le Japon physique et moral tient tout entier dans ces trois mots-là...
Et ce que j'achète s'amoncelle là-haut, dans ma maisonnette de bois et de papier; - elle était bien plus japonaise pourtant, dans sa nudité première, telle que M. Sucre et madame Prune l'avaient conçue. Il y a maintenant plusieurs lampes, de forme religieuse, qui descendent du plafond ; beaucoup ; beaucoup d'escabeaux et beaucoup de vases; des dieux et des déesses autant que dans une pagode.
Il y a même un petit autel shintoïste, devant lequel madame Prune n'a pu se tenir de tomber en prières et de chanter, avec son tremblement de vieille chèvre :
« Lavez-moi très blanchement de mes péchés, ô Ama-Térace-Omi-Kami, comme on lave des choses impures dans la rivière de Kamo... »
Pauvre Ama-Térace-Omi-Kami, laver les impuretés de madame Prune ! Quelle besogne longue et ingrate !!
Chrysanthème, qui est bouddhiste, prie quelquefois le soir avant de se coucher, tandis que le sommeil l'accable ; elle prie en claquant des mains devant la plus grande de nos idoles dorées. Mais son sourire, qui revient après, semble une moquerie à l'adresse de Bouddha, dès que la prière est finie. Je sais aussi qu'elle vénère ses Ottokés (les Esprits de ses ancêtres), dont l'autel assez somptueux est chez madame Renoncule sa mère. Elle leur demande des bénédictions, la fortune, la sagesse...
Qui pourrait démêler quelles sont ses idées sur les dieux et sur la mort ? A-t-elle une âme ? Pense-t-elle en avoir une ?... Sa religion est un ténébreux chaos de théogonies vieilles comme le monde, conservées par respect pour les choses très anciennes, et d'idées plus récentes sur le bienheureux néant final, apportées de l'Inde à l'époque de notre moyen âge par de saints missionnaires chinois. Les bonzes eux-mêmes s'y perdent, - et alors, que peut devenir tout cela, greffé d'enfantillages et de légèreté d'oiseau, dans la tête d'une mousmé qui s'endort ?...
Pierre Loti, Madame Chrysanthème [décembre 1887], GF-Flammarion, 1990, pp. 181-183.
Henri Rousseau, dit le Douanier Rousseau
Portrait de Pierre Loti, 1891
Huile sur toile, 62 x 50 cm
Kunsthaus Zürich, Zürich
Source
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