Le
25 août 1957 meurt à Rome, à la clinique San Giusto di Gorizia,
Umberto Saba.
Nino Spagnoli, Statue de Umberto Saba, 2004
Via Dante Alighieri, Trieste
Source
Né à Trieste le 9 mars 1883, Umberto Saba est austro-hongrois de naissance (Trieste était à l’époque un port autrichien). Né d’une mère juive, Saba a répudié le patronyme paternel (Poli) au profit du nom de plume qu’on lui connaît (saba signifie « pain » en hébreu), patronyme inspiré de celui de sa nourrice, Beppa Sabaz. Saba a exercé jusqu’à sa mort (dans Trieste redevenue italienne) la profession de libraire-antiquaire.
Saba est une figure isolée au sein des grands courants poétiques de la première moitié du XXe siècle. L’extrême simplicité des poèmes de Saba a beaucoup déconcerté ses contemporains, au point qu’on a parfois taxé ses poésies de « crépuscularisme » superficiel. Cette apparente simplicité est pourtant transfigurée par la lumière absolue qui la féconde. N’y sont probablement pas étrangères l’influence du traitement analytique qu’a suivi Saba dans le cabinet d’Edoardo Weiss (le premier psychanalyste italien) et sa fréquentation de Nietzsche et de Freud, dont il a été dès l'adolescence un lecteur fervent.
ŒUVRES PRINCIPALES
- Poèmes de l’adolescence et de la jeunesse (Poesie dell’adolescenza e giovanili, 1900-1907)
- Maison et campagne (Casa e campagna, 1909-1910)
- Trieste et une femme (Trieste e una donna, 1910-1912)
- Choses légères et vagabondes (Cose leggere e vaganti, 1920)
- L’Amoureuse Epine (L’amorosa spina, 1921)
- Paroles (Parole, 1934)
- Oiseaux (Uccelli, 1948)
- Presque un récit (Quasi un racconto, 1951)
Umberto Saba a aussi laissé un court roman posthume Ernesto (Ernesto, 1975), dont l’intrigue tourne autour de sa propre homosexualité [* voir note ci-dessous].
FEMMES DE TRIESTE 1946
Tous ceux qui se rendaient pour la première fois à Trieste étaient surpris par la beauté singulière de ses femmes. On peut en voir de plus belles n’importe où ailleurs, mais la beauté de la femme de Trieste avait une empreinte particulière, qui pouvait même paraître – sans l’être, évidemment – mystérieuse. Elle naissait du croisement des races et des caractéristiques de la terre dont elles étaient un des fruits. Une beauté faite de mer et de monts rocheux ; la première se reflétait presque toujours dans la couleur des yeux, les seconds se retrouvaient dans la structure du corps, qui unissait, à la délicatesse des lignes féminines, quelque chose de plus rêche et de plus résistant. Nous ajouterons tout de suite que peu de femmes au monde savaient mieux s’habiller que les femmes de Trieste. Leur élégance était célèbre. Ce n’était pas une élégance « chère », une élégance de grand couturier ; mais, dans la plupart des cas, née du seul bon goût inné et du désir passionné de plaire, à elles-mêmes peut-être avant même de vouloir plaire aux autres. Les dames pouvaient ressembler, plus ou moins, aux dames de tous les pays ; mais la fille du peuple, « la petite couturière », qui se confectionnait toute seule, dans ses heures de liberté, ses robes, dépassait plus d’une fois en élégance ses rivales plus fortunées.
Deux autres qualités différenciaient les femmes de Trieste : c’était leur « romantisme » d’un côté et de l’autre « leur émancipation ». Ces deux qualités aussi surprenaient ceux qui, venant d’un autre climat, les approchaient pour la première fois. Et elles naissaient, elles aussi, de ce mélange de civilisations et de races, comme du sol qui les avait portées.
Qu’était, au fond, le « romantisme » des femmes de Trieste ? C’était surtout une façon plus passionnée de sentir et de s’exprimer; une tendance, et pas seulement en paroles, à outrepasser les possibilités offertes par la vie et par l’amour […] »
Umberto Saba, Femmes de Trieste, José Corti, Collection « en lisant en écrivant », 1997, pp. 95-96-97. Textes choisis et traduits de l'italien par René de Ceccatty.
ERNESTO
(note d'AP jadis publiée dans Zazieweb/9-10 avril 2003)
Ernesto, un adolescent triestin de seize ans, découvre sa propre beauté dans le regard de son amant, un journalier de dix ans son aîné. « L’homme », ainsi qu’il est nommé, invite le jeune garçon aux plaisirs de l’amour auquel tous deux s’adonnent dans un entrepôt, allongés sur des sacs de blé, d’où ils se relèvent enfarinés. Livré ainsi, ce très bref récit (composé de cinq épisodes et d’une « presque conclusion ») pourrait être interprété comme l’histoire un peu leste, mais rude et grossière, d’une initiation à l’homosexualité masculine. Or il n’en est rien. Entre le « vieux », tenu en laisse par son amour et « le jeune », impatient et agacé, se tisse une relation tout à la fois simple et tortueuse. Empreinte de tendresse et de presque adulation, mais aussi d’une cruauté mâtinée de sadisme. Cette relation, sans cesse menacée dans sa trame, n’est qu’une première étape dans la vie amoureuse d’Ernesto. Vie amoureuse qui culmine dans la rencontre avec Illio, « son double angélique », musicien et poète.
Roman d’initiation et de formation inachevé, récit presque autobiographique, Ernesto est tout cela sans doute. Mais il est surtout un récit débordant de poésie et de profondeur. Tout en étant un testament littéraire, puisque Saba a attendu l’âge de soixante-dix ans pour nous livrer ce témoignage. Qu’on ne s’attende pas à croiser en chemin le démonisme scabreux ou l’intellectualisme angoissé d’un Thomas Mann, d’un Robert Musil ou d’un André Gide. Les émotions ici décrites le sont avec l’innocente sensualité des premiers émois retrouvés.
Mais Ernesto est d’abord (comme le souligne son traducteur Jean-Marie Roche) « le roman d’une ville », à savoir la ville de Trieste où se déroule l’action à la fin du XIXe siècle, en 1898 précisément (Ernesto a tout comme Umberto quinze/seize ans en 1898).
Par ailleurs, Umberto Saba a écrit cet ouvrage entre mai et juin 1953 (à l'âge de soixante-dix ans donc, puisqu'il est né en 1883), alors qu’il était hospitalisé dans la clinique romaine Villa Electra. Les trois premiers chapitres ont été rédigés d’un seul jet d’écriture (oserais-je dire), dans une crise qu’il a lui-même métaphoriquement nommée (dans un courrier adressé à Bruno Pincherle) « crise de maternité ». Saba présente tout aussitôt le brouillon de quelques extraits à ses amis, dont Elsa Morante et Carlo Levi, mais, dans le même temps, il prend la décision de ne rien publier. Le quatrième épisode a été rédigé après son retour à Trieste et, alors qu’il commence à écrire l’épisode de la rencontre entre Ernesto et le « fanciullo » Ilio, il trouve là un empêchement supplémentaire de différer la publication de l’ouvrage. Tout l’intérêt de la nouvelle édition établie en 1995 par Maria Antonietta Grignani a été d’analyser - à partir des nouvelles sources dont elle disposait - les raisons qui ont incité Saba à différer cette publication. Pour Grignani, elles sont essentiellement d’ordre narratif, linguistique et stylistique.
Il me paraît normal que les ayants droit de Saba aient eu dans un premier temps le souci légitime de respecter la volonté de l’auteur (le 17 août 1955, Saba avait demandé à son fils de faire procéder à la destruction du manuscrit dactylographié que conservait Carlo Levi). C’est la raison pour laquelle la publication n’a pu se faire qu’en 1975. Une précision supplémentaire : la traduction française du Seuil a été entreprise à partir de la transcription du manuscrit établie par Linuccia Saba. L’édition italienne de 1995, établie quant à elle à partir du "tapuscrit" original conservé dans le fonds manuscrit de l’Université de Pavie, n’a pas d’équivalent français, ce qui en soi n’est pas dramatique, puisque nombre de modifications apportées portent sur des détails strictement philologiques qui ne peuvent être transposés dans la traduction.
Angèle Paoli
D.R. Texte angèlepaoli