Le
31 août 1867 meurt à Paris
Charles Baudelaire. Le poète s'éteint dans les bras de sa mère. Le jour même paraît dans la
Revue nationale le dernier poème des
Petits Poèmes en prose (Le Spleen de Paris).
« Je tiens que Baudelaire a choisi de mourir - d’appeler la mort dans son corps et de vivre sous sa menace - pour mieux saisir dans sa poésie la nuée aperçue aux limites de la parole. »
Yves Bonnefoy, L’Improbable, Mercure de France, 1959, page 115.
À M. Joseph Stevens
[...] Je chante les chiens calamiteux, soit ceux qui errent, solitaires, dans les ravines sinueuses des immenses villes, soit ceux qui ont dit à l'homme abandonné, avec des yeux clignotants et spirituels: « Prends-moi avec toi, et de nos deux misères nous ferons peut-être une espèce de bonheur ! »
« Où vont les chiens ? » disait autrefois Nestor Roqueplan dans un immortel feuilleton qu'il a sans doute oublié, et dont moi seul, et Sainte-Beuve peut-être, nous nous souvenons encore aujourd'hui.
Où vont les chiens, dites-vous, hommes peu attentifs ? Ils vont à leurs affaires.
Rendez-vous d'affaires, rendez-vous d'amour. À travers la brume, à travers la neige, à travers la crotte, sous la canicule mordante, sous la pluie ruisselante, ils vont, ils viennent, ils trottent, ils passent sous les voitures, excités par les puces, la passion, le besoin ou le devoir. Comme nous, ils se sont levés de bon matin, et ils cherchent leur vie ou courent à leurs plaisirs.
Il y en a qui couchent dans une ruine de la banlieue et qui viennent, chaque jour, à heure fixe, réclamer la sportule à la porte d'une cuisine du Palais-Royal; d'autres qui accourent, par troupes, de plus de cinq lieues, pour partager le repas que leur a préparé la charité de certaines pucelles sexagénaires, dont le cœur inoccupé s'est donné aux bêtes, parce que les hommes imbéciles n'en veulent plus.
D'autres qui, comme des nègres marrons, affolés d'amour, quittent, à de certains jours, leur département pour venir à la ville, gambader pendant une heure autour d'une belle chienne, un peu négligée dans sa toilette, mais fière et reconnaissante.
Et ils sont tous très-exacts, sans carnets, sans notes et sans portefeuilles.
Connaissez-vous la paresseuse Belgique, et avez-vous admiré, comme moi, tous ces chiens vigoureux attelés à la charrette du boucher, de la laitière ou du boulanger, et qui témoignent, par leurs aboiements triomphants, du plaisir orgueilleux qu'ils éprouvent à rivaliser avec les chevaux ?
En voici deux qui appartiennent à un ordre encore plus civilisé ! Permettez-moi de vous introduire dans la chambre du saltimbanque absent. Un lit, en bois peint, sans rideaux, des couvertures traînantes et souillées de punaises, deux chaises de paille, un poêle de fonte, un ou deux instruments de musique détraqués. Oh ! le triste mobilier ! Mais regardez, je vous prie, ces deux personnages intelligents, habillés de vêtements à la fois éraillés et somptueux, coiffés comme des troubadours ou des militaires, qui surveillent, avec une attention de sorciers, l'œuvre sans nom qui mitonne sur le poêle allumé, et au centre de laquelle une longue cuiller se dresse, plantée comme un de ces mâts aériens qui annoncent que la maçonnerie est achevée.
N'est-il pas juste que de si zélés comédiens ne se mettent pas en route sans avoir lesté leur estomac d'une soupe puissante et solide ? Et ne pardonnerez-vous pas un peu de sensualité à ces pauvres diables qui ont à affronter tout le jour l'indifférence du public et les injustices d'un directeur qui se fait la grosse part et mange à lui seul plus de soupe que quatre comédiens ?
Que de fois j'ai contemplé, souriant et attendri, tous ces philosophes à quatre pattes, esclaves complaisants, soumis ou dévoués, que le dictionnaire républicain pourrait aussi bien qualifier d'officieux, si la république, trop occupée du bonheur des hommes, avait le temps de ménager l'honneur des chiens !
Et que de fois j'ai pensé qu'il y avait peut-être quelque part (qui sait, après tout ?), pour récompenser tant de courage, tant de patience et de labeur, un paradis spécial pour les bons chiens, les pauvres chiens, les chiens crottés et désolés. Swedenborg affirme bien qu'il y en a un pour les Turcs et un pour les Hollandais !
Les bergers de Virgile et de Théocrite attendaient, pour prix de leurs chants alternés, un bon fromage, une flûte du meilleur faiseur ou une chèvre aux mamelles gonflées. Le poète qui a chanté les pauvres chiens a reçu pour récompense un beau gilet, d'une couleur, à la fois riche et fanée, qui fait penser aux soleils d'automne, à la beauté des femmes mûres et aux étés de la Saint-Martin.
Aucun de ceux qui étaient présents dans la taverne de la rue Villa-Hermosa n'oubliera avec quelle pétulance le peintre s'est dépouillé de son gilet en faveur du poète, tant il a bien compris qu'il était bon et honnête de chanter les pauvres chiens.
Tel un magnifique tyran italien, du bon temps, offrait au divin Arétin soit une dague enrichie de pierreries, soit un manteau de cour, en échange d'un précieux sonnet ou d'un curieux poème satirique.
Et toutes les fois que le poète endosse le gilet du peintre, il est contraint de penser aux bons chiens, aux chiens philosophes, aux étés de la Saint-Martin et à la beauté des femmes très-mûres.
Charles Baudelaire, « Les Bons chiens », Le Spleen de Paris, Bibliothèque de la Pléiade, Éditions Gallimard, 1961, pp. 307-308-309.
Terres de femmes.
Des mots qui donnent envie de venir lire.
Merci à vous d'en revenir à Baudelaire, et à Bonnefoy qui en est l'arpenteur le plus acharné, furieux d'exactitude.
Au plaisir de vous lire.
Rédigé par : Tieri | 01 septembre 2007 à 14:10
en hommage à la manière de :
pêche à l'épervier :
Souvent pour se nourrir les hommes des rivages
Au péril de leur vie sur des rochers amers
Pour lancer leurs filets dans la vague sauvage
S’avancent hardiment dans la houle de mer
Et ces fils avec grâce à peine déployés
S’enfoncent dans les eaux du maelström profond
Un peu comme le fait le rapide épervier
En fondant sur sa proie surprise d’un tel bond
Remonté relancé à la force des bras
Gestes renouvelés d’un fatigant labeur
Il espère toujours qu’en ses rets il prendra
Les plus beaux des poissons dont rêve tout pêcheur
Le poète est semblable au lanceur d’ « épervier »
Qui défie les tempêtes et jamais ne se lasse
Quelque soit le temps de jeter ses filets
Ses trésors sont des mots dont son âme est la nasse
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Vertiges de chair
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Quel est ce feu ardent qui embrase nos cœurs ?
D’où vient cette chaleur, ce soleil de nos âmes
Eclair éblouissant et aveuglante flamme ?
Nos désirs sont si forts que bonheur est douleur.
D’où vient cette chaleur, ce soleil de nos âmes ?
Quelle que soit la saison les baisers sont en fleurs
Nos désirs sont si forts que bonheur est douleur
La vague du plaisir nous roule dans sa lame
Quelle que soit la saison les baisers sont en fleurs
Les hommes sont fougueux et les femmes se pâment
La vague du plaisir nous roule dans sa lame
Les lèvres des amants ont de vives couleurs
Les hommes sont fougueux et les femmes se pâment
Les corps nus à leurs sens se donnent sans pudeur
Les lèvres des amants ont de vives couleurs
Ô Vertiges de chair que la passion réclame !
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Rédigé par : amichel | 02 septembre 2007 à 15:36
Merci, Tieri, et bienvenue sur mes terres. Oui, Bonnefoy, un très grand parmi nos poètes d'aujourd'hui et un lecteur assidu de Baudelaire. Dommage qu'ils soient l'un et l'autre si mal compris [entendus].
Rédigé par : Angèle Paoli | 02 septembre 2007 à 17:34
très belle page, et je remercie aussi pour ses mots amichel.
Rédigé par : annick | 05 septembre 2007 à 10:31