« LÀ, OÙ L’OBSCURITÉ S’ÉCLAIRE DU SILENCE » *
Ph., G.AdC
1.
L’ébauche est d’abord celle de « terres d’hiver » coulées dans l’unité du jour et de la nuit avec « […] ici et là, des restes de neige vieille, fangeuse, dans les fossés, dans les enfonçures, dans les ornières et ravins, dans les traces, des traînées de neige qui seules révèlent le très faible relief de [la] campagne ». (p. 9)
Des paysages, et peut-être plus encore des paysages sur leurs lisières, que Martin Ziegler s’attache à comprendre, dans le lien qui les lie à notre vie profonde ou dans le sens qu’ils ont par rapport à nos rêves les plus constants.
La nuit semble ainsi n’avoir jamais fini de tomber. Le genre de coloris qui se relève à ce moment, qui accompagne cette tombée — il colore che ha il tempo — peut se regarder comme un drame subtil, toujours discret, de l’ombre et de la lumière :
Ce n’est pas la nuit obscure, c’est la nuit d’un jour qui s’est soustrait au jour.
Dehors, bien sûr c’est la nuit, depuis le début, mais une nuit dans laquelle on peut
encore sortir tant elle est vue à la lumière du jour, tant on s’y sait au bord encore
de l’autre nuit, et au bord des jours, tendu vers l’aube […]. (p. 32)
2.
Une ébauche de campagne qui est très vite doublée d’une attention, toute particulière, sur ce que le paysage a inscrit en elle, et qu’il faudrait faire venir à la bouche : « Vous ne parlez pas. Dès le début vous n’avez pas parlé » (p. 35) relève le narrateur :
Vous n’y avez jamais plus songé comme à une chose indispensable. De sorte que
vous faisiez accroire que vous ne parlez pas de ce que nous ignorions, les yeux
fixés tout le long de vous, sans jamais fixer autre chose que le tout, sans voir. (p. 35)
Si le réel et la réalité de la disparition s’emparent alors du poète, c’est bien la préhension et la vision qui pour autant restent des actes de communions sans faille — d’échange et de partage —, alors même que « parler » figure « un renoncement perpétuel, une perte innombrable » (p. 45) :
Un mot, jamais un gain, pas même insignifiant, mais seulement la marque vive
d’une pléthore d’insatiables absences. (p. 45)
Aussi s’élabore au sein du recueil, de façon essentiellement descriptive, toute une problématique de la vue, de l’observation et de la vision. Tout paraît d’emblée vécu sur le mode de l’indistinction, d’une complication, d’une multiplication des plis de l’expérience.
N’être pas parce que pas encore, ou n’être rien parce que jamais. N’être rien parce que plus, ou n’être plus rien parce que toujours ailleurs. L’ici-maintenant semble impossible, n’existant qu’en la mémoire lorsqu’il est passé ou bien en l’imagination, parce que futur et incertain, et destiné à être rejeté dans les lointains du temps ou de l’espace.
Cette expérience, la plus immédiate qui se forge au sein du poème, c’est très certainement celle du vide, de l’absence : « [à] remarquer, s’il se peut, l’absence. Ensuite seulement les terres […] » (p. 9) soulignait au préalable Martin Ziegler.
3.
On se trouve là dans un recueil qui aurait pu être fait de reprises, de touches, et de retouches successives, qui font sentir tout l’effort discret du poète pour parvenir coûte que coûte à un résultat. Il n’en est rien pourtant.
Martin Ziegler ne se résigne pas au silence. Il ne se réfugie pas non plus dans la raréfaction de la parole, ni ne s’abandonne à l’éloquence bavarde. Ô ter abcède se caractérise par un murmure tenace :
[…] murmure qui peut-être dit aimer, dans un souffle, une expiration près de
l’oreille déjà, des mots soufflés sitôt évanouis, des volutes de baisers ou de
vagues chuchotantes […]. (p. 28)
Multiplier les lignes qu’est-ce d’autre alors que refuser la signification et la certitude à une seule ? La poésie de Martin Ziegler est certes un lieu de langage, mais fragile, vulnérable, en proie au doute, semble-t-il.
C’est à peine si le poète, dans Ô ter abcède, propose au lecteur telle avancée ou telle autre progression, passage ou chemin :
Je vous ai dit, ici et là, à mots couverts, qu’il me suffisait – j’essaie de m’en
convaincre – de faire mienne cette idée, de marcher, de m’allonger par terre,
d’être moi-même cette étendue qui dort, qui lentement avance […]. (p. 56)
Il en suggère plutôt l’invite – sans cesse il interroge, sonde, questionne, peut-être plus qu’il n’oriente :
Resterait [propose-t-il en dernier lieu] : faire seul à seul comme s’il n’y avait pas
de monde. Comment y parvenir ? (p. 56).
Déborah Heissler
D.R. Texte Déborah Heissler
* Martin Ziegler, Ô ter abcède, éd. Laurence Mauguin, Paris, 1997, p. 22.
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