Naissance à Rustschuck (Bulgarie), le 25 juillet 1905, d’ Elias Canetti.
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D’origine séfarade, la famille d’Elias Canetti parle l’espagnol du XVe siècle. Après Swift, le maître à penser de Canetti sera donc Cervantès.
Elias Canetti reçoit très tôt une éducation cosmopolite. Il apprend l’anglais à l’école primaire de Manchester où sa famille s’est fixée en 1911. Le français lui est enseigné par sa gouvernante. Après la mort de son père, survenue en 1913, le jeune Elias quitte l’Angleterre pour Vienne, où s’installe sa mère. Elias se met à l’allemand, langue jusqu’alors réservée aux échanges entre ses parents. Avec le bulgare de sa petite enfance, Elias Canetti parle cinq langues. Mais c’est en allemand, sa seconde langue maternelle, que Canetti écrira tout au long de sa vie. Au cours de ses études secondaires, Canetti découvre Aristophane, puis Gogol, Stendhal et Kafka. D’autres influences viendront compléter et infléchir les acquis de ces années de formation. Gilgamesh le sumérien et les philosophes chinois. Sans omettre « les mythes des peuples en voie de disparition ». Le plus important aux yeux du philosophe-poète.
À Vienne où il a entrepris des études de chimie, Canetti fait la rencontre de Veza (Venetia Calderon-Taubner), sa future femme, elle aussi écrivain, et celle, non moins décisive, le 17 avril 1924, de Karl Kraus. La pensée de ce « pamphlétaire de génie » nourrira celle de Canetti et l’influencera dans son écriture.
Les deux séjours successifs de Canetti à Berlin en 1928 et 1929, marqués par la rencontre d’Isaak Babel, Georg Grosz et Bertolt Brecht, lui inspireront son premier et unique roman, Auto-da-fé. Révélé en 1949 au public français par Raymond Queneau, ce roman sur le chaos berlinois est traduit sous le titre La Tour de Babel.
Cosmopolite et polygraphe, Canetti ne se laisse enfermer ni dans une culture ni dans un genre. Tour à tour romancier, philosophe et mémorialiste, Canetti est aussi dramaturge. Il est l’auteur de plusieurs pièces de théâtre dans la veine du théâtre populaire viennois : Noce ( Die Hochzeit, 1932), Comédie des vanités ( Komödie der Eitelkeit, 1933-34), Les Sursitaires ( 1956). L’ensemble de son œuvre, couronnée en 1981 par le Prix Nobel de littérature, est une reprise sans cesse approfondie de son opus majeur, le poème anthropologique Masse et Puissance, commencé en 1925 et publié en Allemagne en 1960. Elias Canetti meurt à Zurich le 14 août 1994.
Parmi les œuvres maîtresses de cet auteur très populaire figurent Les Voix de Marrakech ( Die Stimmen von Marrakech, 1968), L’Autre Procès ( Der Andere Prozess Kafkas Briefe an Felice,1969), Le Témoin auriculaire ( Der Ohrenzeuge, 1974). Et une importante œuvre autobiographique, qui vaut à Elias Canetti, témoin d’une époque, une renommée internationale. La Langue sauvée, Histoire d’une jeunesse (1905-1921) ; Histoire d’une vie, Le Flambeau dans l’oreille (1921-1931) ; Histoire d’une vie, Jeu de regards (1931-1937).
Angèle Paoli
D.R. Texte angèlepaoli
Jacques Majorelle,
Les Haiks au Souk El Khemis, 1926
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EXTRAIT
RENCONTRE AVEC DES CHAMEAUX
« Trois fois, je me suis trouvé en contact avec des chameaux et, chaque fois, cela s’est terminé de façon tragique.
« Il faut que je te montre le marché aux chameaux, me dit mon ami peu après mon arrivée à Marrakech. Il a lieu tous les jeudis matin devant Bab el Khemis, une des portes de la ville ancienne. C’est assez loin, de l’autre côté de l’enceinte fortifiée, je t’y conduirai en voiture. »
Le jeudi vint et nous y allâmes. Il était déjà tard ; quand nous arrivâmes sur la grande place nue devant les remparts, il était plus de midi. La place était presque vide. A son extrémité opposée, à quelques deux cents mètres de nous, se tenait un groupe d’hommes, mais nous ne vîmes aucun méhari. Les seuls animaux dont les gens s’occupaient encore étaient des ânes, d’ailleurs, la ville en regorgeait. Les malheureux portaient toutes sortes de charges et ils étaient si maltraités que l’on n’osait plus les regarder.
« Nous sommes arrivés trop tard, dit mon ami, le marché aux chameaux est terminé. »
Il amena la voiture au milieu de la place comme pour me convaincre qu’il n’y avait vraiment plus rien à voir.
Mais avant qu’il ne s’arrêtât, nos vîmes une poignée d’hommes se disperser comme une volée de moineaux. Sur trois pattes, au milieu d’eux, se dressait un chameau. Pour l’entraver, on lui avait replié et lié la quatrième en l’air. Une muselière rouge lui barrait le museau et une corde était passée dans ses naseaux. Et, tout au bout de cette corde, un homme qui se tenait à distance prudente, s’efforçait, en tirant en avant, de le faire avancer.
Le méhari clopinait sur quelques mètres, restait planté là et, de façon incongrue, sautait en l’air sur ses trois pattes. Ses mouvements étaient aussi inattendus qu’étranges. L’homme qui devait le guider lui laissait chaque fois du champ, il avait peur de trop s’approcher de l’animal dont les réactions semblaient difficilement prévisibles. Mais, après chaque intermède, il recommençait à avancer et réussissait, quoique très lentement, à tirer la bête dans une direction précise.
Nous restâmes là, après avoir baissé les glaces de la voiture. Des enfants qui mendiaient nous entourèrent. Au-delà de leurs voix qui demandaient l’aumône, nous entendions le chameau blatérer. Soudain, l’animal sauta de côté avec une telle violence que l’homme qui le tirait lâcha la corde. Les badauds qui se tenaient à peu de distance s’égaillèrent ici et là. L’air, autour du méhari, était chargé d’angoisse et le plus angoissé était assurément l’animal. Le chamelier courut à côté de lui et, avec la rapidité de l’éclair, saisit la corde qui traînait sur le sol. Le chameau sauta de côté avec un mouvement ondulant, mais il ne réussit plus à se libérer et fut entraîné au loin.
Un homme que nous n’avions pas remarqué s’avança derrière les enfants qui entouraient notre voiture. Il les écarta et nous expliqua dans un mauvais français :
« Le chameau a la rage. Il est dangereux. On le mène à l’abattoir. Il faut faire très attention. »
Nous le remerciâmes de son amabilité et nous partîmes tristement. Au cours des jours suivants, nous parlâmes souvent du chameau enragé. Ses mouvements désespérés nous avaient fait une profonde impression. Nous étions allés au marché dans l’espoir de voir des centaines de ces animaux débonnaires à la silhouette tout en courbes. Mais sur la gigantesque place, nous n’en avions vu qu’un seul, sur trois pattes, ligoté, au seuil de la mort et, tandis qu’il luttait pour sa vie, nous étions partis… »
Elias Canetti, Les Voix de Marrakech, Éditions Albin Michel, Collection Biblio, 1967, pp. 9-11.
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