Giuseppe Tomasi di Lampedusa,
Montage photographique : G.AdC, d’après photographie originale DR :
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[Londres] 24 juillet 1927
Or donc, après Liverpool, le Monstre [1] se rendit à Chester, où il passa un jour en grande allégresse en parcourant cette ville si délicieusement vétuste et si bien située, qui est un vrai joyau et qu'aucun visiteur de l'Angleterre ne devrait omettre dans son itinéraire.
Ensuite, Stratford-upon-Avon. Ce qui l'a le plus frappé là a été l'extrême et vraiment divine douceur du paysage, digne source de si nobles chants ; il a parcouru sous la lune les bois qui longent le fleuve placide quoique plein à ras bord et il s'attendait à tout instant à voir surgir d'aimables lutins, des génies hilares comme Puck [2], ou d'adorables chasseresses telle l'immortelle Rosalinde [3]. Il ne vit rien de tout cela : mais des reflets d'argent sur les eaux, des bruissements d'écureuil dans les branches, de lointains bêlements de troupeaux ; l'inoubliable pastorale shakespearienne naît ici et se voit ; et loin du village, dans un recoin caché, il vit aussi deux amants qui accomplissaient les derniers rites d'amour ; et ne se scandalisa pas, en pensant à quel point cela aurait obtenu la bienveillante approbation du grand Guillaume [4], enclin à pardonner les faiblesses humaines, comme tous les esprits véritablement élevés et sereins. Le petit village lui aussi est beau, avec beaucoup de maisons élisabéthaines parmi lesquelles « New-Place » où le poète [5] ferma les yeux au monde dont il avait transformé la vision. Beaucoup de paix, beaucoup de sérénité et beaucoup de lumière. Comme tout cela est différent de la tragique Ravenne où son seul autre esprit fraternel [6] trouva la paix ! La tombe assez laide mais émouvante ; l'église dans laquelle elle se trouve, en revanche, tout à fait magnifique, normande, orgueilleuse sur la rive du doux fleuve, et précédée par le plus désirable des cimetières, tout ombragé de vieux arbres et envahi de roses sauvages purpurines s'enroulant autour des croix définitives.
Le Monstre logea au Shakespeare Hotel, exquisement meublé en style élisabéthain ; un vrai prodige d'atmosphère ; les chambres n'ont pas de numéros, mais des noms de personnages des drames ; et au Monstre revint la « Falstaff room », ce dont il se réjouit pour l'excellent augure que cela constituait et l'évidente intention flatteuse du patron de l'hôtel.
Puis, Oxford. C'est l'une des rares villes, comme Vicence l'incomparable, et Sienne, où tout est beau. Et le Monstre ne peut dire l'immense plaisir qu'il a éprouvé en se promenant au milieu des nobles édifices de pierre ambrée, découvrant à chaque pas des portes, des cours, des jardins, des clochetons et des façades tous pleins de force gracieuse et de vénérable savoir.
Et le Monstre ne s'étonne pas non plus que, de semblables lieux, d'Oxford et de Cambridge, sortent des « gentlemen » [...]
Cinématographes. Durant cette année le Monstre a découvert de nouveaux cinématographes, cette fois fort grands et luxueux. De films d'exception, aucun ; mais plusieurs petites comédies légères fort divertisssantes ; il recommande, éventuellement, les films dans lesquels se trouve l'acteur Monte Blue [7], une comédie assez jolie (sur le modèle des fameux Visitori di Mezzanotte (« Visiteurs de minuit ») [8] appelée You'd Never Believe It (« Vous ne le croiriez jamais ») [9], et une en particulier de cet acteur comique, Douglas McLean [10] (que nous avons vu une seule fois et qui nous a plu), intitulée Hold that Lion (« Retenez ce lion ! ») [11], je ne sais pas comment on le traduira ; mais si vous voyez annoncer le film de Douglas McLeanen rapport avec des lions, allez-y, parce que c'est vraiment amusant.
Le Monstre remercie le Gaffiers [12] et le salue; du reste il lui avait écrit personnellement. Il ne pousse cependant pas la dévotion jusqu'à se fiancer pour lui faire plaisir et lui donner l'occasion de justifier sa nomination de correspondant à Palerme, nomination qui est l'indice d'une grave gabegie de la part de l'administration du journal.
Le Monstre s'occupera des pupi ; et des adresses des antiquaires — le Monstre serait reconnaissant d'avoir des nouvelles, le Monstre est fatigué et vous salue.
Le Monstre avec un monogramme sur le derrière.
[1] Dans la correspondance qu'il entretient de 1925 à 1930 avec ses cousins Piccolo di Calanovella, Lucio et Casimiro, Giuseppe Tomasi di Lampedusa, voyageant à travers l'Europe (Londres, Paris, Zurich, Berlin) se fait appeler « le Monstre ». Et signe chacune de ses lettres le « Monstre », suivi d'un complément ou d'un adjectif qui traduisent l'état d'esprit du moment du prince: Le Monstre gaulois, Le Monstre offensé, Le Monstre « over-fed »...
[2] Lutin bénéfique du Songe d'une nuit d'été de Shakespeare.
[3] Chaste beauté de Comme il vous plaira de Shakespeare.
[4] Le philosophe Guillaume d'Occam (ou Ockham).
[5] William Shakespeare.
[6] Dante Alighieri.
[7] Célèbre acteur de cinéma muet.
[8] The Midnight Rounders, comédie de Larry Semon, acteur et metteur en scène (1923).
[9] You Wouldn't Believe It, comédie dirigée par Erle C. Kenton (1920). Monte Blue ne joue pas dans ce film.
[10] Acteur de cinéma muet, par la suite producteur.
[11] Comédie dirigée par William Beaudine avec pour protagoniste Douglas McLean (1926).
[12] De « gaffe » : surnom du directeur d'un journal de Palerme, le Giornale di Sicilia ou L'Ora, qui fait évidemment allusion à son indélicatesse.
Giuseppe Tomasi di Lampedusa, Lettre VII in Voyage en Europe, Éditions du Seuil, Collection Réflexion, 2007, pp. 96 à 99. Traduit de l'italien par Nathalie Castagné.