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LA JETTATURA
2 juillet 1817.- Le hasard m’a conduit ce matin chez don Nardo, le plus fameux avocat de Naples ; j’ai trouvé dans son antichambre une corne de bœuf immense qui peut avoir dix pieds de haut ; cela sort du plancher comme un clou. Je suppose qu’elle est faite avec trois ou quatre cornes de bœuf. C'est un paratonnerre contre la jettatura (contre le sort qu’un malin peut jeter sur vous par un regard). « Je sens le ridicule de cet usage, m’a dit don Nardo en me reconduisant : mais que voulez-vous ? Un avocat est sujet à faire des mécontents, et cette corne me rassure. »
Ce qui vaut mieux encore, c’est qu’il y a des gens qui croient avoir le pouvoir de jeter un sort. Le grand poète, M. le duc de Bisagno, passe dans la rue ; un paysan qui portait sur sa tête un grand panier de fraises le laisse tomber, elles courent sur le pavé ; le duc court au paysan : « Mon cher ami, lui dit-il, je puis t’assurer que je ne t’ai pas regardé. »
Je me moquais ce soir de la jettatura avec un homme du premier mérite: « Vous n’avez pas lu le livre sur la jettatura, par Nicolas Volitta, me dit-il. César, Cicéron, Virgile y croyaient ; ces hommes-là nous valaient bien... » Enfin, à mon inexprimable étonnement, je vois que mon ami croit à la jettatura. Il me donne une petite corne de corail que je porte à ma montre. Quand je craindrai un mauvais regard, je l’agiterai, en ayant soin de tourner la pointe vers le méchant.
Un négociant fort maigre, et qui a de beaux yeux un peu juifs, arrive à Naples ; le prince de*** l’invite à dîner. Un de ses fils place à côté du négociant un certain marquis, et, au sortir de table, lui dit : « Eh bien ! Que dites-vous de votre voisin ? – Moi ? Rien, dit le marquis étonné. – C’est qu’on le dit un peu jettatore. – Ah ! Quelle mauvaise plaisanterie ! dit le marquis pâlissant. Mais il fallait au moins m'avertir un moment plus tôt : je lui aurais jeté ma tasse de café à la figure. »
Il faut rompre la colonne d’air entre l’œil du nécromant et ce qu’il regarde. Un liquide jeté est très propre à cet effet : un coup de fusil vaut encore mieux. C’est en qualité de jettatore qu’un serpent ou un crapaud regarde fixement un oiseau qui chante au haut d'un arbre, et de chute en chute le force à tomber dans sa gueule. Prenez un gros crapaud, jetez-le dans un bocal rempli d’esprit de vin, il y meurt, mais les yeux ouverts. Si vous regardez ces yeux dans les vingt-quatre heures de son décès, vous avez la jettatura, et vous tombez en syncope. J’ai offert de me mettre en expérience, on m’a répondu que j’étais un incrédule.
Voici un fait de 1824 : Don Jo, directeur du musée de P***, et homme de mérite, a le malheur de passer pour jettatore. Il sollicitait du feu roi de Naples, Ferdinand, une audience que ce prince n’avait garde de lui accorder. Enfin, cédant, après huit ans, aux sollicitations des amis de Don Jo, le prince reçoit le directeur de son musée. Pendant les vingt minutes que dure l’audience, il est fort mal à son aise, et tient une petite corne de corail. La nuit suivante, il est frappé d’apoplexie.
L’on me dit une fois, auprès des falaises de Douvres, qu’une personne nerveuse qui se trouve sur l’extrême bord d'un précipice, éprouve la tentation de s’y jeter.
On croit à la jettatura en Norvège tout comme à Naples.
Stendhal, Rome, Naples et Florence, Éditions Gallimard, collection Folio, 1987, pp. 377-378.
que j'aime quand Stendhal raconte, même si, comme dans les promenades dans Rome, il fabule
Rédigé par : brigetoun | 04 juillet 2007 à 21:12
J'étais à Naples ce printemps, et point de signe de cette jettatura que mentionne mon cher Stendhal. Ce n'est pas à dire qu'on n'y croit plus ou qu'elle est irréelle. J'ai trouvé néanmoins qu'on adorait deux choses à Naples : la Madonna et… Maradona. Merveilleux séjour au demeurant, et avec le plaisir particulier de loger à Spaccanapoli, guère loin du reste d'une certaine… via Stendhal.
Rédigé par : Don Diego | 13 juillet 2007 à 23:14