MARIUCCIA
Que pourrais-je dire du tilleul sinon qu’il appartient, comme le figuier, comme les amandiers et les oliviers à ces arbres tutélaires qui ont ancré leurs racines dans mon imaginaire ? C’est avec eux, ces quelques compagnons familiers, que je me suis construite. Je peux leur adjoindre le bon vieux platane ami de mon enfance marseillaise. Et les grands sapins rêveurs de Colmars-les-Alpes.
Le tilleul berce mes longues après-midi de sieste sur la terrasse. Entre assoupissement, rêverie et langueur. Le matin, il héberge une nuée d’oiseaux gouailleurs qui s’égosillent aux premières lueurs du jour. Le soir, il abrite, dans sa douce frondaison aux verts tendres, les lueurs calmes de la lune. Tout au long du jour, il propage son ombre bienfaisante sur la terrasse entière.
J'admire la corolle délicate de son fruit, cette tige étrange qui s’ancre dans une feuille oblongue, d’un vert pâle. Et se termine par un joli clitoris arboré fièrement hors de sa hampe.
Que dire d’autre du tilleul, sinon qu’il a été planté par mon aïeul ? Aux temps lointains de mon enfance. Je ne m'en souviens pas, non que je n’aie pas été assez âgée pour garder trace de ce souvenir dans ma mémoire mais parce que ces choses-là ne me préoccupaient pas à l’époque. Elles étaient et cela me suffisait. Le bonheur était chose simple. Je ne me souviens que de l’esplanade de terre battue qui prolongeait les caves interdites de jeux. La terre cuisait durement au soleil sa poussière chaude et tremblante. Aveuglante même.
Je me souviens de la gouvernante qui, deux fois par semaine, mettait à chauffer à blanc une vasque en ferraille. Elle attendait la fin d’après-midi pour me donner le bain. J'aurais aimé me plonger insouciamment et tout crûment dans l’eau chaude et miroitante, mais accepter de m’immerger nue devant cette femme et de devoir abandonner mon corps d’enfant entre ses mains me révulsait. J'essayais d’échapper par tous les moyens au rituel du bain, non qu’il me déplût mais parce que je vouais à la gouvernante de mon grand-père une haine farouche et viscérale. Je me refusais violemment à obéir à ses instances. Je ne voulais pas sentir son corps contre le mien. Je hurlais à son approche de peur qu’elle ne me touche. Je la détestais. Sans doute parce que mes instincts d’enfant me disaient confusément qu’elle avait supplanté ma grand-mère Jeanne dans la maison qui était devenue sienne depuis sa mort. Peut-être l’avait-elle supplantée jusque dans son lit, dans ses draps, entre les bras noueux et secs de mon grand-père. Tout cela gisait en moi comme un minerai abandonné là, qu’il me faudrait un jour exhumer comme plus tard j'exhumerai de leur sépulture de terre les lambeaux de mes poupées.
Je m’obstinais à refuser de me livrer à elle, à offrir mon corps nubile à ses insistances d'adulte. Sous prétexte de propreté. Que savait-elle de moi pour décider de mon état ? Elle était l’intruse dans les mains de qui je refusais de me remettre et de me soumettre. Mes cris emplissaient la maison. Je courais d’un étage à l’autre pour fuir. Me tapissant derrière les meubles. Mais la gouvernante finissait toujours par m’attraper et par me ramener à sa loi. Qui n’était autre que celle de mon grand-père à qui nul n'osait opposer la moindre résistance.
C’est au moment où je me trouvais la plus démunie, la plus vulnérable, la plus impuissante, ce moment où elle me plongeait nue et de force dans la cuve aux rebords brûlants, le moment où elle entreprenait sur mon corps son labeur de savonnage, c’est à ce moment-là que, du bas du hameau, à quelques maisons à peine de la nôtre, la vieille Mariuccia se mettait à hurler, à pousser ses cris de désespoir et de folie : « Aiutu ! Aiutu ! » Elle grimpait en titubant sous la chaleur et son cri montait avec elle, chaque minute plus saisissant. Il se rapprochait et je tremblais de peur. Je reconnaissais toutes les hésitations de son pas sur la pierraille du sentier. Soudain, elle surgissait de dessous la voûte en contrebas, claquant des sabots et entraînant dans sa course tout l’éboulis de la sente.
Je me souviens de mon corps glissant de savon qui tentait d’échapper à la fois aux mains de la gouvernante et aux cris de la vieille édentée. Poursuivie que j'étais par le déchirement de son « aiutu » qui me dépeçait oreilles et ventre. Je croyais à une incarnation de la Baba Yaga du Père Castor, que j'aimais pourtant à fréquenter sur les pages de mon livre. Et la voilà qui prenait soudain chair au détour de la voûte et que j'allais devoir me plier à ses règles et à ses tours. Il me fallait maîtriser ma crainte de la voir approcher de moi ses orbites creuses d’hallucinée ; son menton aigu hérissé de barbe ; ses bras décharnés qu’elle tendait vers moi pour m’agripper et m’emporter dans son antre ; là-bas, tout en bas. Je prenais la fuite et mon corps menu d’oiseau léger dégoulinait de savon et de bulles. Laissant à l'arrière ses traces dans le sol de terre battue des caves. Je préférais encore affronter la nuit du « palmentu », dont je savais qu’au moins elle prendrait fin en haut de l’escalier, une fois fermée derrière moi la porte grise aux vitrages colorés. Alors seulement s’évanouirait cette peur ancestrale qui tenaillait mes membres.
Plus tard, j'ai cherché à savoir qui elle était et pourquoi elle hululait son cri au soleil couchant en imprimant les marques de sa silhouette vacillante dans les ruelles du hameau. Elle était vieille, elle était pauvre, elle était folle. De cette folie ordinaire qui s’épanouit au cœur des villages.
Plus tard aussi, bien plus tard, j'appris de mes parents que la gouvernante de mon grand-père avait été sauvagement assassinée dans son appartement parisien. Elle avait été retrouvée nue, baignant dans son sang, étranglée et violée. Pour quelques deniers bien cachés. Ainsi celle que j'avais tant détestée avait-elle rejoint sans s'en douter mon panthéon personnel des femmes égorgées.
Angèle Paoli
D.R. Texte angèlepaoli
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Impressionnante histoire... Les arbres sont plus rassurants que les humains à l'heure du bain forcé ?
Les enfants ne courent jamais assez loin pour échapper aux ablutions terrifiantes, à la nudité obligée. L'eau du bain, c'est ici la mémoire... Cette folle me fait penser à une vieille femme rencontrée par Joël Vernet lors de l'un de ses voyages (Voir du côté des Lettres aux Femmes Pathétiques dans la Cause), lui en avait fait une figure à la fois attractive et répulsive, elle semblait incarner une sorte de prémonition à décoder. J'espère que tu n'as pas trop de femmes égorgées dans tes armoires... Ca m'inquiète un peu... Refaire vivre l'état d'esprit de la fillette fugueuse me semble plus engageant pour circuler dans les venelles à sabots de votre si joli village perché.
Rédigé par : Mth P | 19 juin 2007 à 02:13
Moi aussi ce texte me plaît. De ma lecture restera une ambiance colorée, un fondu enchainé qui se termine rouge, rouge sang. Et pourtant tout avait commencé dans les verts tendres du tilleul et la langueur de la sieste ; puis nous voilà plongés dans le clair-obscur d'une bâtisse que l'on imagine de pierre, et dans laquelle le soleil couchant, rasant par la fenêtre, se permet des ocres dorés tels que les affectionne Veermer.
Le rouge sera pour la ville.
Voilà bien une couleur étrange qui dit plus la vie que la mort mais qui la signe pourtant. Une gorge ne devrait-elle pas rester rose?
Rédigé par : Edith | 19 juin 2007 à 08:38
=> Mth
J'en ai quelques-unes, Mth, mais rassure-toi, à la différence de Henri VIII, de Gilles de Rais ou de la comtesse sanglante, je ne passe pas à l'acte. Elles gisent dans mon imaginaire, aux côtés des Bonnes de Jean Genet. Un chef-d'oeuvre du genre.
Rédigé par : Angèle Paoli | 19 juin 2007 à 10:05
...cette très belle page que je dirais presque magique pour la description et le pouvoir évocateur des parfums, des couleurs, des rumeurs...
tu as fait tout sentir et ressentir...
chuchotant le souvenir des vacances de mon enfance au village de mon père... j'ai presque éprouvé la même sensation de fraicheur due aux tilleuls, dans les après-midi éblouissants de lumière et de chaleur...
tout cela sous l'"ombre" menaçante de ma tante Crescenza, la soeur de mon père, qui - après ses tentatives de me faire manger de force "riso e piselli"
me grondait... me grondait... et, d'un coup sur le derrière,
me forcait à faire la "siesta"...
un coup du sort que celui qui a atteint la gouvernante... d'être frappée à la gorge, l'organe par excellence de ses cris.
bisous tout court, Franca.
Rédigé par : madeinfranca | 19 juin 2007 à 12:14
Quand le feuillage de l'arbre conduit aux racines de sa propre existence, blessures de l'enfance devenues fécondes cicatrices...
Amitiés
Rédigé par : Pascale | 19 juin 2007 à 15:57
moi aussi j'ai beaucoup aimé le texte mais le lisant j'avais en tête à cause des premiers mots un tilleul que je connais, bien plus vieux que moi et qui nous survivra certainement à nous tous les enfants qui l'avons regardé avec respect, à Solliès. Les quatre grandes tables que l'on pouvait installer sous lui, sa cîme qui se voyait de loin, l'odeur, et le choc thermique en pénétrant dans son abri. Imparfait venant d'une trop longue séparation.
Rédigé par : brigetoun | 19 juin 2007 à 20:50
Beauté du tilleul à la beauté de la langue et de votre écriture. La musique du tilleul dans le vent (différente des autres arbres ?) quand proche du sommeil... et puis vient la folie du réveil. Ou ce que l'on nomme ainsi. Car, dans ce terme résonne tant de nous-même. Dans vos mots, dans ma tête, dans ce que je suis. Si les fous nous abandonnent, demain, nous sommes perdus.
Rédigé par : Cordesse | 19 juin 2007 à 21:48
Cette histoire du bain forcé me fait souvenir d’une nouvelle écrite il y a déjà longtemps. Un promeneur découvrait, dans une rue qu’il empruntait tous les jours, une impasse qu’il n’avait jamais remarquée. Il plongeait alors dans un monde onirique et un peu fantastique, découvrant bien malgré lui l’intimité des gens qui habitaient l’impasse. Il s’agissait pour la plupart d’étrangers, ce qui donnait à ce lieu une touche exotique surprenante et inattendue. Il y avait notamment une mère qui lavait sa petite fille dans une bassine, la livrant sans pudeur au regard embarrassé des passants, en principe fort rares à cet endroit.
Ce thème de la nudité forcée et imposée par l’adulte à l’enfant doit sommeiller en chacun de nous et remonter à des expériences personnelles, inconscientes chez la plupart des gens ou au contraire très conscientes comme dans votre beau texte.
Vous jouez sur plusieurs registres, en fait. La vue avec le tilleul (qui s’affiche à notre regard en plein jour et qui la nuit rend « les lueurs calmes de la lune »), mais aussi l’ouïe ( les « nuées d’oiseaux qu’il héberge ») et le toucher (les mains de la gouvernante, les rebords brûlants de la cuve). L’odorat et le goût, par contre, semblent absents. On voit la terre brûlée par le soleil au point d’être transformée en poussière, on ne la sent pas. Les fleurs du tilleul n’embaument pas, pas plus que la végétation aux alentours.
C’est que le temps évoqué n’est pas celui de la nature, mais un temps affectif. Ainsi l’arbre a été planté par le grand-père, on l’a toujours connu et son « ombre bienfaisante » crée un univers rassurant pour les humains qui vivent dans son entourage. Il est devenu un compagnon de l’enfance, si familier que par anthropomorphisme, il en devient humain (cf. sa corolle comparée au clitoris).
On notera la rupture entre le calme apaisant procuré par le tilleul et les cris angoissants de la vieille. Comme chez Garcia Lorca ou Sophocle, la beauté méditerranéenne débouche sur la tragédie. Les cris de l’insensée sont un peu le corollaire du silence de la fillette (elle devait être muette quand elle était tapie derrière les meubles). Dans sa déraison, elle ose ce que l’enfant consciente n’ose pas : clamer sa révolte. Mais en même temps elle est un double de la gouvernante (on a peur de la voir s’approcher et tendre « ses bras décharnés », des bras qui viendraient vous agripper). Reste la fuite dans la nuit des caves (autre contraste). Le monde idyllique du début a tourné au drame. La grand-mère est morte, la gouvernante est détestée, le grand-père est implacable (« nul n’osait opposer la moindre résistance), la vieille emplit le village de son cri insensé. La nature est belle, mais le monde de l’enfance, confronté aux réalités des adultes, peut tourner au cauchemar.
Rédigé par : Feuilly | 21 juin 2007 à 11:21