Ph., G.AdC
UN LOIN C’EST UNE SUPERPOSITION
Est-ce encore loin, Kanaka ? Oui, c’est loin, très loin, toujours plus loin ! Où est-ce ? Où situer Kanaka ? Sur quelle carte ? Dans quelle partie du globe ? L’Uruguay ou l’Inde, le Nicaragua ou la Chine ? Ni tout à fait là-bas, ni vraiment ici ! Kanaka existe-t-elle ? (pourquoi « elle » et non pas « il » ?) Comment savoir ? Comment pénétrer les secrets de Kanaka ?
Kanaka. Trois syllabes d’un nom mystérieux que l’on lance ou égrène comme une formule magique venue de l'enfance. Kanaka est d’abord ce « murmure ». Faire jouer les trois syllabes du nom puis sauter d’une photo à l’autre. Il y en a cinq. Une par chapitre. Photos de paysages en noir et blanc, sans nom et sans repères. Un lac paisible. Une étendue désertique avec un pont de pierre en ruines : les restes d’une casbah ? Un paysage de montagnes noyées dans les nuages ; un tank abandonné ; un fleuve des Tropiques, encerclé de jungle. Est-ce « le lac de Kanaka » ? « Le rectangle de Kanaka » ? « Les abords de Kanaka » ? Je rebrousse chemin jusqu’à l’extrait des Œuvres incomplètes de Daniil Harms. Labyrinthe cyclique, l’exergue de Kanaka m’enserre dans ses voies sans issue. J’essaie une autre formule. Je passe en revue tous les titres. Leur prosaïsme énigmatique me les rend tout aussi mystérieux. « Les vaches en mangent ». « Le repas va être froid ». Ou encore, à l'intérieur d'un chapitre : « scènes d’une marche augmentée », « des accessoires désorientés », « elle sort ses lèvres rouges »...
Désorientée, je le suis. « Tous les loin sont rouges ». Mais j’accepte de l’être. Et je marche, car « marcher est le but à atteindre ». Je marche dans les pas du voyageur, à la recherche d'un « signe naturel heureux ». Pendant trois jours. Trois jours de route, de questionnements et d'énigmes :
« qu'est-ce que c'est cette plaine
cette plaine tas de vide
ces portions de temps
ces portions carrés détruits
ces coupes de montagnes
ces coupes objectifs ravagées ».
Ou encore :
« faudra-t-il manger ce qui sera étalé
en petite quantité et peu identifiable »
[…]
« cette couverture tendue sur la corde
fixe-t-elle une limite à ne pas franchir »
[…]
« est-ce une halte reconnue
n’y a-t-il jamais personne là »
[…]
Trois jours de voyage « de pont en pont », « de pente en pente », « au-dessus des vides de Kanaka », « ciel sans ciel », « géographie en morceaux ». En chemin je croise « trois cavaliers un peu rouges », « trois tortues », « deux nageurs mécaniques », « quatre hommes attelés à une barque » puis, plus loin encore, des hommes et des femmes sur le départ, insituables dans le temps et dans l'espace. — « un loin c'est une supposition ».— Ce qui gagne et ce qui guide, ce qui oriente le déplacement sur cette « diagonale du fou », c'est que le loin ouvre sur tous les déserts, sur tous les espaces de violences, sur les éventrations des villes et des femmes, sur les cadavres, carcasses découpées et corps noircis abandonnés au « mouvement du vent dans le sable ». Sur le chaos et sur la mort.
On le comprend peu à peu, Kanaka, « forêt de choses à demi imaginées » et d'expériences vécues, « est posé hors relation », dans un univers instable où
« ce que l’on regarde devient flou se transforme
ce que l’on approche disparaît… ».
Mais Kanaka, c'est aussi un
« kaléidoscope parcourable
vif dans ses entrées multiples ».
Un damier palimpseste d'où surgit, à chaque étape du récit (étrange paradoxe de ce poème qui se lit comme un emboitement de récits et qui affirme qu’« écrire un poème ce n’est pas raconter une histoire »), et noyé dans le corps du texte, le titre même du poème. C’est « un alentour momentané » où le lecteur déconcerté mais happé soudain par le désir de se lancer « hors du rang », rencontre, à défaut de « l'introuvable poète de Pondichéry », le poète de Kanaka, arrimé à ses « 5 000 mètres d'écriture à débit régulier ». Et l’écriture, garde-fou secourable auquel « s’accrocher », « tire comme un chien en laisse », emportant le lecteur à sa suite, dans le présent de Kanaka.
Dans « un état qui nous entraîne
là où nous ne devions pas aller ».
C’est de ce « puzzle » incomplet, d’où surgissent des impératrices chinoises déchues et des colonnes de panzers, des souvenirs désaffectés et d'impudiques putains de cartolines, que naît la poésie.
« La fin d’une saison se tient sous un signe ».
Angèle Paoli
D.R. Texte angèlepaoli
|
Commentaires
Vous pouvez suivre cette conversation en vous abonnant au flux des commentaires de cette note.