Ph., G.AdC
AU-DELÀ DES FENÊTRES
Au-delà des fenêtres, hier, cette bataille d'anges !
Leurs blancheurs par myriades épaissies noircissaient le ciel de fausses ténèbres : une ruée silencieuse, un désarroi de feuilles mortes, ces corps jusqu'à la vraie nuit précipités sans fin sur le jardin terrassé. Et les voici qui dorment au matin, lutteurs légers roulés dans leur grande aile de sel étincelante, les membres déjà troués de tiges et de fleurs vives, neige de l'absolu, charnier de givre, neige des signes trop tôt descendue, fondue en pluie grasse et bue âprement par les racines aux abois ...
Étoilez-vous sans peur, asters de l'extrême automne, le temps de l'adieu n'est pas encore venu ! C'est vous qu'on appelle dans mon pays des vendangeuses et vous fleurissez parfois hors de l'obscur quand les chars du jeune vin qui traversent lentement la nuit vous frôlent en balançant à leurs futailles le feu rose d'une lampe. Vous-mêmes vendangés, proie des abeilles, hautes hampes bleu de brume que je brisais par brassées pour une chambre sans miroir ! Et là vous attendait, patiente et résignée à sa prison jusqu'au oui suprême des recluses, la seule abeille d'un regard.
Oh de quel miel amer nourrie ! Yeux vivants séparés de l'immense ruche du monde, vos vains appels au-delà des vitres vers les roses refleuries et l'automne en feu des vergers ! Lieu de torture, ô geôle ! Le temps et l'éternel aux prises s'y acharnaient sur une chair déchirée et qui sentait s'épaissir en elle chaque soir le sourd triomphe du marbre sur le sang. Le temps lui-même acceptait sa défaite, détachait doucement ta chambre du fleuve de la saison comme une barque vers sa rive immobile. Aux murs déjà rongés d'ailleurs, les signaux de la terre et du ciel égaraient une dernière caresse. La lumière, la nuit naissaient toujours plus loin de tes sommeils. Mais les volets béant soudain sur l'abîme d'ombre et de lueurs, si j'implorais des étoiles une jubilation moins aiguë, Orion à la cime du noyer nu toujours plus présent, plus proche, me versait pour toute réponse un pâle miel empoisonné.
Gustave Roud, « Au-delà des fenêtres », dans la section Requiem, in Air de la solitude [1945] et autres écrits [préface de Philippe Jaccottet], Paris, éd. Gallimard, collection « Poésie », 2002, pp. 183-184.
L'immense Gustave Roud ! A le lire et à le relire, toujours plus vivants, nous sommes !
Rédigé par : Serge Venturini | 02 juin 2007 à 11:45
Gustave Roud, Journal de 1924
13 février
« J'ai l'esprit peuplé d'accords ; ils ne peuvent se résoudre qu'en phrases, quoique je ne puisse encore y parvenir. C'est une hantise de tout l'hiver ; je souhaite une délivrance, non musicale picturale, mais de proses et de vers si subtilement composés (rien des grossières notes de couleur qu'instinctivement les peintres emploient lorsqu'ils écrivent - et moi-même dans ces transcriptions !) que l'accord puisse naître de mots choisis (selon l'angle de vue du lecteur) en vertu de décisions incompréhensibles. Ce choix, ce n'est qu'un contact ininterrompu avec le monde qui peut lentement me le dicter ; ma vie véritable - si j'étais poète - serait un perpétuel vagabondage chargé d'instants où la fusion s'opérerait tout à coup. Les chambres tièdes enferment une vie pareille au sommeil de la marmotte .»
Il y a là chez Roud le souvenir des émotions éprouvées par le passé, proche ou lointain, les harmoniques qu’elles sous-tendent, l’hétérogène du réel, du cahier, de la prise de notes - cette matière brute et exploitable -, et d’autre part la poésie, le désir et la volonté de poésie.
Au rythme régulier de la vie et du quotidien qui s'écoule de manière linéaire et respecte la chronologie du journal intime, Gustave Roud oppose une perception complexe du temps qui échappe à l’entendement. Celle-ci implique et induit (du point de vue de la création et de l’engendrement du texte) le phénomène également complexe de la relecture, de la stratification, du sédimentaire, qui enrichit de résonances les textes entre eux.
Une lecture à partager
amicalement ...
Rédigé par : Déborah Heissler | 02 juin 2007 à 14:41