Le
7 juin 1952, naissance à Istanbul de
Orhan Pamuk.
Ph., G.AdC
EXTRAIT de ISTANBUL, SOUVENIRS D'UNE VILLE
Je suis né le 7 juin 1952, peu après minuit, dans un petit hôpital privé de Moda, à Istanbul. Cette nuit-là, les couloirs, ainsi que le monde, étaient calmes. Hormis l'éruption du volcan Stambolini en Italie avec les flammes et les cendres qu'il s'était mis à projeter depuis deux jours, il n'y avait rien de sensationnel sur notre planète. Les journaux parlaient brièvement des soldats turcs partis faire la guerre en Corée du Nord, et de certaines rumeurs de source américaine qui laissaient entendre que les Nord-Coréens s'apprêtaient à utiliser les armes biologiques. Mais les véritables informations que ma mère, tout comme la majorité des Stambouliotes, avait attentivement lues quelques heures avant ma naissance avaient trait à « notre ville » : deux jours plus tôt, à Langa, on avait aperçu une personne portant un horrible masque en train de pénétrer dans une maison par la lucarne des toilettes. Pourchassé par les veilleurs et les « courageux » étudiants de la résidence étudiante de Konya, le voleur récidiviste s'était fait pincer dans une scierie, où il s'était suicidé après avoir insulté les policiers qui étaient à ses trousses. Le lendemain, un marchand de textile avait identifié le corps de ce brigand qui avait également cambriolé sa boutique l'année précédente à Harbiye, en pleine journée, une arme à la main. Restée seule à l'hôpital, ma mère lisait ces informations, car, comme elle me l'a raconté plusieurs années après avec un peu de colère et de tristesse, mon père, qui s'impatientait parce que ma naissance tardait, était parti rejoindre ses amis. Dans la salle d'accouchement, ma tante, qui avait réussi à pénétrer dans l'hôpital très tard dans la nuit en sautant par dessus la clôture, était la seule personne présente aux côtés de sa sœur. En me voyant pour la première fois, ma mère, en me comparant à mon frère qui avait deux ans de plus que moi, m'avait trouvé plus maigre, plus fragile, et plus fin.
Ou plutôt, je devrais dire qu'elle « m'aurait trouvé » ainsi. En effet je pense que le discours rapport, utilisé pour raconter des choses que l'on n'a pas directement vécues, ou les rêves et les contes, et qui me plaît beaucoup, semble être le plus adapté pour relater les moments où l'on se trouve encore dans son berceau, dans sa poussette, ou quand on parle de ses premiers pas. Nos premières expériences de la vie nous sont en effet, plusieurs années après, racontées par nos parents, et nous éprouvons un terrible contentement à les entendre narrer notre propre histoire; quand ils nous parlent de nos premiers mots, de nos premiers pas, on les écoute en ayant le sentiment qu'il s'agit de l'histoire d'une autre personne. Mais cette agréable impression qui rappelle le plaisir de se voir soi-même dans un songe vient également semer dans notre âme une habitude qui nous empoisonnera tout au long de notre vie: celle de donner un sens à ce que nous vivons – même les joies les plus intenses – en fonction du regard des autres.
Ces « souvenirs » de petite enfance, que l'on apprend par d'autres en les écoutant avec un certain plaisir, et que l'on s'est appropriés en croyant commencer à s'en souvenir, on se met à les raconter avec conviction aux autres. De la même manière, ce qui est dit à propos des différentes choses que l'on fait dans la vie, au bout d'un certain temps, prend la forme d'un souvenir, et ce souvenir devient bien plus important que ce qui est réellement vécu. Le plus souvent, tout comme le sens de notre vie, on apprend le sens de la ville dans laquelle on habite, par les autres.
Orhan Pamuk, Istanbul, Souvenirs d'une ville, Gallimard, Collection « Du monde entier », 2007, pp. 17-18. Traduit du turc par Savas Demirel, Valérie Gay-Aksoy et Jean-François Pérouse.
Pamuk, le téméraire ! Un prix Nobel qui a reconnu le génocide arménien, vous pensez donc !
Pauvre Pamuk, il a bien fait de partir ; il aurait sans doute subi le même sort réservé à Hrant Dink, assassiné par les ultranationalistes turcs. Il a eu le courage de regarder la réalité en face. -- Honneur à Orhan Pamuk !
Ils sont peu nombreux à penser comme lui aujourd'hui en Turquie, et ce même parmi l'intelligentsia... Quant aux oligarques, ils sont en train de sombrer dans le fanatisme qui se répand comme une bouteille d'encre noire sur tout le sud du bassin méditérranéen.
Quand la Turquie sortira-t-elle la tête haute de son passé sanguinaire ? (N'est-elle pas en train d'envahir le Kurdistan iraquien ?) Quand fera-t-elle entendre sa voix de paix dans le concert des peuples ?
Rédigé par : Serge Venturini | 08 juin 2007 à 13:56