Le 6 juin 1875 naît à Lübeck, sur la mer Baltique, Thomas Mann. Romancier-philosophe, Thomas Mann, prix Nobel de littérature (1929), est l’auteur d’une œuvre abondante et complexe. Parmi ses ouvrages les plus célèbres figurent Les Buddenbrook (1901), Tonio Kröger (1903), La Mort à Venise (1912), La Montagne magique (1924). Moins connue, sa puissante et passionnante tétralogie biblique, Joseph et ses frères (1933-34-36-1943). Dans cette vaste composition, Thomas Mann tente de mettre en écho « l’histoire et la calme image des antiques patriarches » avec « l’agitation du monde moderne ».
Rachel marchait au milieu de son troupeau qui se pressait autour d’elle, tandis qu’un chien, la langue pendante, trottait en rasant le flot laineux. Elle tenait par le milieu son bâton recourbé, l’arme du berger, dont la crosse était faite d’une faucille ou d’une houe de métal. En un geste de salut elle le leva vers ceux qui la regardaient, pencha la tête de côté et sourit, et Jacob vit de loin, pour la première fois, ses dents très blanches et séparées. En arrivant, elle rejoignit la partie du troupeau qui la précédait et s’avança au milieu de ses brebis qu’elle dispersait de la pointe de son bâton. « Me voici », dit-elle, en clignant les yeux à la façon des myopes, puis levant les sourcils, elle ajouta, d’un air à la fois amusé et surpris : - Tiens, un étranger ! À moins que sa myopie ne fût vraiment excessive, la vue de la bête insolite et le visage inconnu de Jacob, devaient l’avoir frappée depuis longtemps mais elle n’en témoigna rien, au prime abord. Les bergers près du puits se turent et se reculèrent un peu, pour laisser en présence les enfants des maîtres. Jerubbaal aussi sembla croire qu’ils s’entendraient sans son aide et regarda en l’air, en mâchonnant des graines. Le chien de Rachel jappa, Jacob salua, les mains levées. Elle répondit par quelques paroles rapides et ils demeurèrent debout, dans la lumière oblique et colorée du crépuscule, environnés par les moutons, baignant dans leur bonne exhalaison, sous le vaste ciel pâlissant, en face l’un de l’autre, le visage grave. La fille de Laban était gracieuse ; on s’en apercevait en dépit de la forme vague de sa robe-chemise ou sarrau, lâche, de couleur jaune, bordée d’une bande rouge ornée de lunes noires qui, partie du cou, rejoignait l’ourlet du vêtement recouvrant ses pieds nus. Sa tunique de coupe fruste n’avait même pas la parure d’une ceinture ; elle tombait avec aisance, en plis ingénus, qui épousaient étroitement les épaules, dessinaient leur touchante finesse et leur minceur ; les manches, également étroites, ne descendaient que jusqu’à la moitié de l’avant-bras. Les cheveux noirs de la jeune fille étaient plutôt ébouriffés que bouclés ; elle les portait courts, en tout cas plus courts que ceux des femmes au pays de Jacob ; seules deux longues tresses avaient été épargnées ; annelées à leur extrémité, elles pendaient sur les oreilles, suivaient le contour des joues et couvraient les épaules. Rachel, debout, regardait Jacob en jouant avec l’une d’elles. Figure charmante, qui saurait décrire sa magie ? Qui saurait analyser l’assemblage des éléments heureux et doux qu’emprunte la vie, ça et là, à l’hérédité et au passé pour créer la grâce d’un visage humain ? Thomas Mann, Les Histoires de Jacob, in Joseph et ses frères, I, Gallimard, collection L’Imaginaire, 1980, pp. 200-201. Traduit de l'allemenad par L. Vic. |
THOMAS MANN ■ Thomas Mann sur Terres de femmes ▼ → 10 février 1933 | Exil de Thomas Mann ■ Voir aussi ▼ → (sur la revue littéraire et artistique temporel) « La lutte avec l’ange, réaffirmation de l’humain face à la catastrophe, extase existentielle : Thomas Mann (1875-1955), Histoires de Jacob (1933) » |
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OT-Off Topics
Outre une référence à l'histoire, Trafalgar, à travers la grise place qui porte ce nom, évoque pour moi des pigeons par centaines ; ce en quoi je l'associerais volontiers à San Marco. Alors pouvez-vous, Guidu, nous décrypter "la revanche d'Ajaccio la lumineuse - n'en doutons pas-, sur Trafalgar Square" ?
Amitiés
Rédigé par : Pascale | 07 juin 2007 à 18:10
Ce passage formidable, chère Angèle, de Thomas Mann, à propos des Considérations d’un apolitique, livre où :
« menacé de mort par la gauche comme par la droite, je défendais les positions de l’humanisme allemand [écrit-il], les terribles pressions exercées sur moi étant encore plus fortes venant de la droite que de la gauche. On pourrait penser que ce devrait être une situation gratifiante et agréable de pouvoir dire à la droite nationaliste : « Je me sens chez moi dans les traditions, la vie intellectuelle de mon peuple et ses lois – c’est pourquoi j’ai tout loisir d’admirer et d’accueillir ce qui est étranger. » Et aux internationalistes : « Je suis des vôtres. Je parle en allemand la langue de l’Europe, je n’ai que mépris pour ce qui est borné, méchant, grossier. C’est justement ce qui me donne le courage de me proclamer allemand. » Mais c’était au contraire une situation des plus ingrates et des plus difficiles, voire carrément périlleuse en ces temps de troubles où l’on échangeait des coups, dont eurent beaucoup à souffrir dans tous les pays des écrivains isolés qui s’y trouvaient par une forme de fatalité […]. »
(Thomas Mann, “Art national et art international”, écrit daté de 1922, trad. française de Denise Daun).
Rédigé par : Alessandro | 07 juin 2007 à 20:41
=> Chère Pascale. C'est juste un "joke" entre Angèle, Guidu et moi. Qui fait implicitement référence à un extrait des Carnets du grand chemin de Julien Gracq :
"Ajaccio : plage de l'Ariadne. [...] Le pick-up de l'établissement, qui s'activait toute la journée ouvrable, ne disposait que de quatre ou cinq disques, entre lesquels repassait chaque fois rituellement, comme l'hymne national à Londres après le film, L'Ajaccienne chanté par Tino Rossi.
Qu'il soit fêté dans sa maison
L'en-enfant prodigue de la gloi-âre
Napoléon ! Napoléon !
[...] quand nous émergions, et que nous oreilles se débouchaient, une voix de ténorino fluette buccinait obstinément sur les eaux, dans la distance, comme une revanche musicale de Trafalgar.
Lannes, Murat, l'état major
Lannes, Murat, l'état major [...]
le refrain obsidional de L'Ajaccienne dans nos oreilles finissait par associer malgré nous le nom du Corse solaire, né sous le signe de la Vierge, à cette assomption de lumière et de chaleur [...]".
(Gallimard, Pléiade, II, pp. 946-947)
Cet extrait a d'ailleurs été repris dans Le Goût de la Corse de Jacques Barozzi, qui vient tout juste de sortir au Mercure de France. D'où un deuxième clin d'oeil à Jacques Barozzi, un lecteur assidu de Terres de femmes.
... Et la partie droite de la photo n'évoque-t-elle pas (en version lumineuse) la colonne de l'amiral Nelson de Trafalgar Square, le même amiral qui bombarda une des plus célèbres tours du Cap Corse => Troisième clin d'oeil entre les Nordistes (Angèle) et les Sudistes (Guidu).
Rédigé par : Yves | 07 juin 2007 à 22:37
Je me doutais bien qu'il y avait anguille littéraire sous roche ! Tout est clair maintenant. Merci Yves.
Amitiés
Rédigé par : Pascale | 08 juin 2007 à 13:04
Eh oui, ma chère Pascale, il y a tout cela derrière l'image choisie par Guidu. Sauf que moi, quitte à déchaîner les foudres de mes deux amis, le Tino Rossi de mon enfance, je l'aimais bien. Et son "Napoléon Napoléon" me fendait l'âme. Surtout quand le pick-up du Commandant Querré se mettait en marche au moment du départ et que les accents plaintifs de notre rossignol insulaire rythmaient nos adieux, larmes et mouchoirs.
Autre chose, encore : à dire vrai, j'aime aussi Trafalgar Square, ce mouchoir de poche. Mais ce que j'aime surtout, c'est le nom même de Trafalgar, que j'utilise communément pour illustrer mes propos. Guidu va sûrement sursauter et sourire à cette nouvelle contradiction, mais j'en ai bien d'autres encore qui me surprennent moi-même chaque jour.
Alessandro, merci pour cet extrait fort éclairant sur la personnlité de Thomas Mann. J'ai cherché chez Melania Mazzucco (auteur de Elle, tant aimée) si elle évoquait cet aspect du grand homme de lettres. Je n'ai rien trouvé pour le moment.
Rédigé par : Angèle Paoli | 08 juin 2007 à 13:10