Golfe de Porto, mardi 20 juillet 1909
Il est huit heures du matin et nous venons tout juste de lever l’ancre. Muriel et Valentine dorment encore, Caroline et Bérénice aussi. Je suis seule sur le gaillard d'avant. Louis est à la barre avec Zénon à ses côtés. Notre soirée à Porto a été des plus agréables. Nous avons passé un long moment assis sur le bord de la digue à contempler le coucher du soleil sur la tour. Les roches étaient embrasées de sang. C’était totalement exaltant ! Une symphonie en rouge et or ! Pas une ride sur la mer et ce soleil si parfaitement rond, si proche de l’eau et de nous-mêmes, comme un gros ballon que j’allais pouvoir enserrer dans mes bras. Et la lune, sur la rive opposée, qui se levait doucement ! C’était féerique. Même Louis, habituellement peu lyrique devant le spectacle de la nature, s’extasiait devant tant de beauté ! Le soleil à peine couché, un frisson de brise s’est mis à courir sur les eucalyptus. Un friselis léger a parcouru la surface de l’eau. Quelques vaguelettes ont ricoché sur la digue ; puis tout a retrouvé son calme et nous sommes allés dîner « en ville » dans l’unique usteria de fruits de mer qui se trouve là.
Nous avons dîné d’une bouillabaisse roborative (un aziminu dit-on par ici) et de petits crustacés du golfe. Tout était délicieux. Mais Bérénice, gagnée par la fatigue, n’a pas voulu prolonger la veillée. Elle tombait de sommeil et voulait à tout prix retourner sur le voilier. Il nous a d’abord fallu retrouver nos deux vagabondes. Heureusement le port n’est pas bien grand et à part une cantina ou deux près de la jetée, il n’y a guère de distraction. Nous avons aisément déniché Muriel et Valentine dans l’une de ces tavernes obscures où elles s’étaient rencognées. Louis est allé les débusquer et leur dire que nous nous apprêtions à regagner Bussaglia. Elles ont salué leurs nouveaux amis, des touristes autrichiens et des bergers corses descendus d'Evisa, et elles ont repris la route avec nous, en calèche cette fois.
Il faisait nuit noire quand nous sommes repartis en direction de la plage de Bussaglia. De temps à autre, je levais la tête vers les découpes effrayantes et gigantesques des rochers sur ma droite. Parfois, au contraire, j’étais tentée de regarder vers la gauche, sur les à-pic, à l’aplomb de la mer. Je ne sais si c’était en raison de la fatigue ou de la frayeur, mais chacun de nous respectait le silence de l’autre. À Bussaglia, de petits halos vacillants nous indiquèrent la présence du canot. C’étaient les lampioni de César et de Zénon. Ils nous attendaient les pieds dans l’eau. Nous nous hissâmes dans l’embarcation et glissâmes sous un rayon de lune jusqu’au voilier. Il était presque deux heures du matin lorsque nous nous sommes hissés, fourbus, à bord de La Sarrasine.
SUITE, LE TOUR DE CORSE À LA VOILE, 22
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