Le 15 juin 1942, Luchino Visconti entreprend le tournage de son premier film, Ossessione. À Ferrare, Ancône et Comacchio. Tournage qui se poursuit jusqu’au 10 novembre 1942. L’expression « néo-réalisme » est née avec ce film.
Librement inspiré du roman noir de James M. Cain, The Postman always Rings Twice (Le facteur sonne toujours deux fois), le film Ossessione sortira douze ans plus tard sur les écrans français (le 2 octobre 1959). Sous le titre Les Amants diaboliques. Le rôle de Giovanna est interprété par Clara Calamai. Celui de Gino Costa par Massimo Girotti. Et celui de Giuseppe Bragana par Juan De Landa. ANNA ET CLARA Les débuts du tournage s’annoncent mouvementés. Trois actrices se disputent le rôle de Giovanna : Anna Magnani, Maria Denis et Clara Calamai. Visconti choisit Anna Magnani, à qui ce rôle ouvre une nouvelle voie dans sa carrière. Pourtant, en cours de route, l’actrice est contrainte d’avouer ce qu’elle a jusqu’ici caché : elle est à son cinquième mois de grossesse. Après une nuit de larmes, Anna, désespérée, se résout à céder la place. Maria Denis à son tour évincée, c’est finalement Clara Calamai qui emporte le rôle. Mais, avec la Calamai, les choses ne sont pas non plus très simples. L’actrice, atteinte de trachéite, est brusquement aphone. Pourtant Visconti parvient à lui tirer quelques sons de la gorge et déclare: « Quelle belle voix vous avez ! ». C’était loin d’être de l’ironie. La voix de Clara, momentanément éraillée, rappelle à Luchino la voix de Donna Carla, sa mère. Autre difficulté : Giovanna est une femme du peuple et le visage de Clara est trop lisse, son maquillage trop citadin. Visconti passe une journée entière à coiffer, décoiffer l’actrice. À la fin de la journée, Visconti a vraiment la Giovanna qu’il désire. Clara, elle, tombe follement amoureuse de Luchino. Les difficultés ne vont pas cesser pour autant. Clara, affublée en paysanne, ne parvient pas à rentrer dans son rôle. Elle pleure, trépigne, tempête. Désespérée à son tour, elle pense abandonner la partie. Visconti perd patience. Il en devient violent. Une violence que l’on retrouve dans Ossessione. NAISSANCE DU NÉO-RÉALISME La première projection du film a lieu au printemps 1943. Sorti à Rome le 16 mai 1943, et sur les écrans de quelques villes de la Péninsule en juin 1943, le film est à plusieurs reprises retiré de la circulation à la suite d'arrêtés des autorités préfectorales, et n'aura qu'une carrière brève et quasi clandestine. Ce film choc heurte en effet les sensibilités. La presse fasciste et catholique crie au scandale et accuse Visconti de mettre en scène un « récit esclave d’un matérialisme tragique ». Visconti répond que ce qui l’intéresse, ce sont « les situations extrêmes, le moment où une tension anormale révèle la vérité des êtres humains. » Et il ajoute aimer « affronter avec dureté, avec agressivité, les personnages et les matériaux du récit. » Bien des années plus tard, Visconti reconnaîtra qu’il y a « plus de cruauté et de violence dans Ossessione » que dans tous ses autres films. L’expression « néo-réalisme » est née avec ce film. Si l'on s'en tient au témoignage de Visconti lui-même, cette expression fut utilisée pour la première fois par le monteur du film Ossessione : Mario Serandrei. Angèle Paoli D.R. Texte angèlepaoli
« Nous sommes parvenus au sommet et nous nous sommes attaqués à la descente. Elle a arrêté le moteur. Le ventilateur a tourné vite pendant un moment, puis il a stoppé. Elle de nouveau embrayé au bas de la côte. J’ai regardé le thermomètre. Il était à 95. Elle est repartie jusqu’à la montée suivante et le thermomètre a continué de monter. - Sans blague. Sans blague. C’était notre signal. Une de ces choses idiotes qu’on peut dire toujours sans que personne y prenne garde. Elle a lancé l’auto sur l’un des bords. En dessous, il y avait un ravin dont on ne pouvait voir le fond. Il avait bien deux cents mètres. - Je crois qu’il faut laisser refroidir un peu. - Bon Dieu, je crois bien. Regarde-moi ça, Franck, regarde donc ! - Quoi ? - Le thermomètre est à 97. Dans une minute ça va bouillir. - Laisse bouillir. J’avais saisi la clef anglaise. Je l’avais mise sous mes pieds. Mais à ce moment précis, j’ai aperçu en haut de la côte les lumières d’une auto. J’ai dû attendre. Une minute de plus et la voiture serait passée au bon moment. - Si tu chantais quelque chose, Nick ? Il a regardé le paysage sinistre autour de lui, mais il n’avait guère envie de chanter. Puis il a ouvert la portière et il est descendu. Nous l’avons entendu qui vomissait derrière la voiture. Il était là quand l’auto nous a croisés. J’ai noté le numéro dans ma tête. Puis j’ai éclaté de rire. Cora s’est retournée vers moi. - Tu piges…ils auront ainsi quelque chose à se rappeler: les deux hommes vivaient quand ils sont passés ! - As-tu pris le numéro ? - 2 R.58.01-2R.58.01. Ça va, je le sais aussi. - Ça colle. Le Grec est revenu. Il semblait en meilleur état. - Vous avez-t-y entendu ? - Quoi ? - Quand t’as ri…Y a un écho ! un écho magnifique ! Il a lancé une note aiguë. Ce n’était pas un air, c’était juste une note haute, comme sur un disque de Caruso. Il a cessé brusquement et il a attendu. La note est revenue, claire et précise, et elle s’est arrêtée net comme il l’avait fait. - C’est-y pareil à ma voix, ça ? - Du pareil au même, vieux, on s’y tromperait. - Mince, alors, c’est chouette ! Il est resté planté là, pendant cinq minutes, lançant ses notes aiguës et les écoutant revenir vers lui. C’était la première fois qu’il entendait sa voix résonner comme ça. Cela l’amusait comme un singe qui se voit dans un miroir. Cora me regardait. Nous avions à faire. J’ai commencé à rouspéter. - Dis donc ? Tu crois qu’on n’a que ça à faire ? T’écouter chanter pour toi seul dans la nuit ? allez , monte, qu’on fiche le camp ! - Il est tard, Nick. - Ça va, ça va. Il est monté, mais il a mis sa tête à la portière pour lancer encore une note. Je me suis baissé et tandis qu’il avait encore la tête dehors, j’ai saisi de nouveau la clef anglaise. Sa tête a craqué et je l’ai sentie craquer. Il a sauté en l’air et s’est recroquevillé sur le siège comme un chat sur un sofa. Il m’a semblé qu’il mettait des heures à rester immobile. Puis Cora a laissé échapper un drôle de gloussement qui s’est terminé en un gémissement… car l’écho, soudain, renvoyait la note que le Grec avait lancée. La note vibra comme il l’avait fait vibrer, puis diminua, s’arrêta, s’immobilisa. » James M. Cain, Le facteur sonne toujours deux fois, Éditions Gallimard, 1936 ; Collection folio, 1979, pp. 56-57-58. Traduit de l’anglais par Sabine Berritz. |
LUCHINO VISCONTI Image, G.AdC ■ Luchino Visconti sur Terres de femmes ▼ → 5 janvier 1952 | Sortie à Paris de La Terre tremble → 2 octobre 1952 | La Locandiera de Goldoni mise en scène par Luchino Visconti → 23 mai 1963 | Palme d’or pour Le Guépard → 6 septembre 1965 | Lion d’or du festival de Venise : Vaghe stelle dell’Orsa → 15 décembre 1989 | Mort de Silvana Mangano (notice sur Violence et passion) ■ Voir aussi ▼ → (sur le site cerca-film.it) la fiche Ossessione (en italien) → (sur YouTube) un extrait d'Ossessione → le site (en italien) entièrement dédié à Luchino Visconti et à son œuvre |
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