Samedi 14 juin 1986.
« Calvi ! Calvi tout gris. C'est la première fois qu'Edern voit la Corse si moche. Dès que j'arrive quelque part c'est l'orage. Pourtant, quel charme ! C'est un petit port rose qui fortifie sa fraîcheur aux ombres de sa citadelle.
Nous sommes accueillis par le grand ami d'Edern René Caumer : très sensible malgré son air bourru, il ne semble pas du tout impressionné par l'hurluberlu. Une gentille Martine pleine de petites filles dirige la maison louée par Hallier, perchée sur les hauteurs ocre. Splendide villa labyrinthique dont nous occupons une chambre surélevée plongeant sur les terrasses roses et pierreuses du cubisme des remparts qui domine la baie superbe. Hélène est heureuse. Nous allons déjeuner dans ce qui va être notre quartier général, Le Bout du monde, un troquet de plage face à la mer, tenu par un patron raimuesque, et auquel on accède en traversant une voie ferrée sans passage à niveau, arpentée toutes les demi-heures par une micheline rouge et essoufflée qui fait s'envoler comme des pigeons les enfants qui s'attardent sur les rails...
[...] La sieste dure jusqu'à la nuit. Tel est le rythme d'Edern. Lever à 8 heures du soir. Fiesta jusqu'à 3 heures du matin. Écritures de 4 heures à midi. Déjeuner à 13 heures. Vingt-trois vodkas jusqu'à 16 heures, puis écroulement jusqu'à 21 heures. C'est un coup à prendre. Nous l'adapterons à nos machines.
Émergence générale entre chien et loup. C'est la tournée des saloons. On prend l'apéritif dans un bistrot à légionnaires tenu par une maquerelle qui emploie une serveuse travelo éventuellement potable... Petits marins bruyants à pompons, grosses brutes en liesse, la travelo, Edern et sa vodka, moi, ma canne et mon chapeau. Hélène et ses yeux pers, dans la lumière crépusculpturale de l'endroit minablo-louche: on jurerait une scène de film de Fassbinder.
Nous allons dîner chez Caumer, qui tient le restaurant Le Chalut, c'est un grand et authentique amateur de jazz qui respecte le swing d'un être plus qu'aucune qualité. Edern est un peu largué, et même angoissé, de nous entendre croiser le fer de la complicité sur ce terrain étranger. Proust et Coltrane, tels sont les dieux de ce restaurant généreux et grave, très lucide et anti-snob. Il a connu Paudras aussi et, bien entendu, n'est dupe de rien.
Nous parlons également de Benny Goodman qui vient de mourir... Il m'a toujours fait penser à un matador qui plantait sa clarinette avec plus ou moins de bonheur dans les parties tendres de grands taureaux luisants...
Caumer ne savait pas que c'est en voyant et revoyant le film Hollywood Hotel que mon père a eu la révélation de la musique, un soir de 1941 à Marseille : Benny Goodman sur son char de super-Ben Hur du swing gai à mort, claribole au clair !... »
Marc-Édouard Nabe, Inch'Allah, Journal intime 3, Éditions du Rocher, 1996, in Jacques Barozzi, Le Goût de la Corse, Mercure de France, 2007, pp.29-30.
Je profite de l'extrait choisi pour l'éphéméride de ce jour - Marc-Édouard Nabe, une fois n'est pas coutume, n’est-ce pas carissima L. ? - pour signaler la sortie en librairie, aujourd'hui même, 14 juin 2007, de trois nouveaux titres du « Petit Mercure » dans la collection « Le goût de... », au Mercure de France. Le Goût des chats, Le Goût de la mer, Le Goût de la Corse, tous trois préfacés et présentés par Jacques Barozzi.
Créée par Colline Faure-Poirée, cette collection, dont le suivi éditorial est assuré par Jean-Michel Décimo, est riche de titres qui entraînent le lecteur immobile de Palerme à Odessa, de l'Inde à Paris, de Pékin à Rio, de Strasbourg à Jérusalem, de la Loire au Rhin... mais aussi des chats à la pêche, du thé au chocolat, de la mer aux jardins...
Choisis avec soin et ferveur par Jacques Barozzi, les extraits des trois nouveau-nés, répartis en trois chapitres selon une progression pertinente et alléchante, sont une invitation au voyage. Et une invitation à découvrir ou à re-découvrir des textes savoureux, connus et oubliés, rassemblés avec goût et humour dans chacune de ces anthologies miniatures. Voyages dans l'espace et dans le temps, à travers genres et espèces, de la fable au poème, d'Ésope à Huysmans en passant par Du Bellay et Baudelaire, du Chat Murr d'Hoffmann à Bébert le chat de Céline, de la mer d'Homère (Jacques Barozzi, dans son introduction, invite à lire « eau-mère ») à celle de Melville et Conrad , de Rachilde à Marie Darrieussecq en passant par la « mer-mère » de Marguerite Duras, de la Corse de Dorothy Carrington à celle de Marie Ferranti ou de Marie Susini, de Pierre Loti à Jean-Philippe Toussaint... ces anthologies miniatures se visitent avec un vrai bonheur et autant de plaisir.
Tour à tour humoristiques et sérieux, inquiétants ou poétiques, les textes choisis sont des textes de choix, à savourer sans modération et plein vent. Au-delà, une incitation à retourner aux grandes voix de la littérature. Sous la treille ou sur la plage, sur les rives (« interdites » bien sûr) de la Giraglia ou sur un remorqueur (bonjour Philippe du Manguier !!!) dans le détroit de Gibraltar. Comme il vous plaira…
Angèle Paoli
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L'écrivain Marc-Édouard Nabe, de son vrai nom Alain Zannini, né à Marseille le 27 décembre 1958, est d'origine corse par sa mère. Il est également peintre, et guitariste de jazz, notamment auprès de son père Marcel Zanini [avec un seul n pour le nom de scène].
Amicizia
Guidu___
Rédigé par : Guidu | 23 février 2008 à 18:03