Bussaglia, lundi 19 juillet 1909
Caroline un peu déçue, un peu boudeuse, se dirige vers les casette, tout en se penchant pour ramasser galets et coquillages. Elle me les tend et ensemble nous commentons leurs formes et leurs couleurs. Puis, nous nous absorbons dans le tri de ceux qui vont être rendus à leur décor naturel et de ceux que nous allons garder. En chemin, nous croisons des cochons sauvages en liberté mais je déconseille à Caroline de s’en approcher, d’autant qu’il y a une mère avec ses petits. Elle peut prendre peur et devenir mauvaise si elle se croit en danger. Du coup, Caroline se rapproche d’un âne qui broute, solitaire, les feuilles échancrées d’un arbuste. Nous lui offrons les restes de notre goûter, un quignon de pain et quelques biscuits secs qu’il engloutit sans même prendre le temps de mâcher. Il se laisse cajoler, docile.
Surgis de nulle part, les sons d’un accordéon se rapprochent. De jeunes garçons s’avancent. L’un d’eux, assis sur son âne, fait grincer de plus belle les soufflets de son instrument. Du menton, il désigne le dos de l’âne. Je comprends à son air matois qu’il me suggère de grimper. Je lui réponds que non, mais Caroline, toujours à l’affût de quelque intrépidité, lui fait signe que oui. Tandis que le plus jeune d’entre eux flatte le col de l’âne, l’autre gamin fait la courte échelle à Caroline qui se hisse sur la croupe rebondie de l’animal. Là voilà installée à la corse, jambes pliées le long de la panse de sa monture. C’est tout à fait inconfortable, mais Caroline n’en démord pas, et même elle s’impatiente de l’immobilité de la pauvre bête qui n’a rien demandé. Le jeune accordéoniste mime quelques coups de talons pour inciter la monture à se mettre en branle. Caroline fait de même. Sans succès. Que cet immobilisme est exaspérant ! Je tente néanmoins de dissuader Caroline, mais non, rien n’y fait. Elle est aussi têtue que l’âne ! Elle veut à tout prix qu’il lui obéisse. Réjouis par l’insistance vaine de la jeune fille, les garçons se mettent joyeusement de la partie et lancent des « brruch brruch» impérieux tout en assénant des coups de ferlucci sur les tibias de la bête.
Soudain, contre toute attente, la voilà qui part au petit trot, puis s’élance sur la plage, au grand dam de Caroline qui se met à hurler. Plus moyen d’arrêter l’âne. Je suis terrorisée. Les garçons, eux, rient à gorge déployée. Je sens qu’ils sont tout à fait ravis de la tournure que prennent les événements. Je les soupçonne même d’imaginer que ceux-ci vont tourner au désavantage de Caroline ! Caroline s’agrippe comme elle peut aux oreilles de l’âne, couchée sur son encolure. Soudain l’animal se fige sans crier gare. Caroline, elle, n’a pas eu le temps de voir que l’âne est venu se flanquer sous un épineux. Elle redresse la tête, mais mille griffes s’agrippent à sa chevelure et lui déchirent le crâne. Elle est prisonnière, comme l’Absalon de la Bible, accrochée comme lui par les cheveux, suspendue aux branches d’un arbre dont elle ne parvient pas à se dégager. L’âne refuse d’avancer ou de reculer. Il a bien calculé son plan ! Et les garçons de rire de plus belle ! Outre la douleur d’être ainsi tirée par les cheveux, Caroline est vexée du ridicule de la scène. Je cours à sa rescousse tout en enjoignant les garçons d’en faire autant. Ils comprennent à mon air et au ton de ma voix que je ne plaisante pas et que je compte sur eux pour nous sortir de cette impasse. Il faut à tout prix libérer Caroline. Après examen de la situation, après avoir tenté de défaire des nœuds et de démêler le gros de la tignasse, il apparaît évident qu’il va falloir tailler dans quelques mèches. Caroline, implorante, hurle de plus belle. Et l’âne qui donne des signes d’impatience. Il ne manquerait plus qu’il se mette à ruer des quatre fers, envoyant valser Caroline sur les rochers. Non, mieux vaut couper des cheveux que risquer de se fendre la tête en deux ! Caroline pleure mais tant pis ! L’accordéoniste en profite pour souligner de ses notes impérieuses les sanglots de la pleureuse. L’un des garçons revient, les cisailles de son père à la main. Je les lui confisque assez brutalement.
Entretemps, je me suis hissée sur une grosse pierre et tout en essayant de garder mon équilibre, je me mets au travail. Je dégage les mèches de devant et me saisis de celles de dessous qui sont emberlificotées dans l’épineux. Je coupe ici et là et dégage la chevelure de Caroline. La voilà délivrée. Je l’aide à descendre de l’animal mais, à la vue de ses longues mèches encore attachées à l’arbre, elle éclate en sanglots. De quel diable d’arbre peut-il s’agir ? Et pourquoi est-il si cruel ? Je ne sais que répondre. Mais il est vrai que je n’en ai jamais vu d’aussi teigneux ! Quant aux garçons, le dénouement de la scène ne les intéresse plus. Ils ont pris la fuite vers d’autres divertissements, toujours accompagnés par les sons malveillants de l’accordéon. Caroline parvient à défaire les longues mèches accrochées aux épines. Elle les roule en pelote dans un grand mouchoir à carreaux qu’elle fourre dans sa sacoche de plage avec coquillages et galets. Je l’aide à rajuster ses cheveux et à les rassembler dans un grand nœud. Elle sèche ses larmes. Elle fera une belle chevelure à sa poupée de chiffons.
SUITE, LE TOUR DE CORSE À LA VOILE, 21
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