Le 25 mai 1949 a lieu, galerie Lydia–Conti, à Paris, le vernissage de la première exposition personnelle de Pierre Soulages.
Pierre Soulages, Peinture 193,4 x 129,1 cm,
1948-1949,
Brou de noix sur toile
Museum of Modern Art, New York *
LES ANNÉES BROU DE NOIX
Chez Pierre Soulages, une des caractéristiques des années 1947 à 1949 est l’utilisation du brou de noix, teinture utilisée par les fabricants de meuble. Le goût pour cette matière remonte à une expérience d’adolescent :
« Vers treize-quatorze ans, j’avais voulu teindre en foncé une boîte à clous en bois blanc que j’avais fabriquée. J’avais acheté cette sorte de matière, qui apparaît comme une terre sèche que l’on dissout à l’eau, chauffée au bain-marie. Comme je voulais foncer la couleur, j’en mettais beaucoup et j’obtenais la consistance d’un sirop épais. »
Au cours des années 1947-1949, Pierre Soulages, désireux de retrouver une matière et des outils non conventionnels, déclare :
« J’étais tourmenté par la peinture traditionnelle avec ses techniques (térébenthine, couleurs fines broyées à l’huile, siccatif, glacis, etc.) et ses petits pinceaux luxueux réservés aux artistes peintres. On utilisait alors des brosses qui semblaient avoir été conçues pour les néo-impressionnistes, Signac ou Seurat (brosses carrées pour de petites touches bien nettes) - Braque et Picasso s’en sont aussi servis dans leurs toiles cubistes; ou bien des brosses en soie de porc de Russie à forme bombée, à manche verni et virole de cuivre nickelé, parfaites pour des nus de Rubens, utilisées par Derain, Friesz, aussi bien que par les élèves des écoles des beaux-arts de l’époque. J’avais un recul devant ces outils, un mouvement de retrait - comme devant l’idée d’artiste à laquelle ils renvoyaient. Un jour, Colette et moi sommes venus de Courbevoie à Montparnasse, à bicyclette, chez un marchand de couleurs pour le bâtiment, Adam, et j’y ai acheté des brosses de peintre en bâtiment, en soie ordinaire, très larges, conçues tout autrement : brosses à badigeon, à long manche, queues-de-morues ou spalters. C’est un matériel qui implique d’autres matières, d’autres gestes que ceux de la peinture traditionnelle. On ne peut pas s’en servir pour des petites touches et des couleurs sortant de sortes de tubes de dentifrice. Comme un peintre en bâtiment, je souhaitais travailler avec une masse de peinture déjà prête. J’ai eu envie de me servir de grandes jarres de peinture, et c’est ainsi qu’en 1947 j’ai choisi le brou de noix. J’aimais sa puissance de couleur sombre et chaude, et j’aimais aussi que ce soit une matière banale et bon marché. J’ai donc commencé à en acheter chez Adam, puis chez Jacquelin, passage de la Main-d’Or, ou chez Laverdure. Je l’ai préparé et j’ai travaillé sur papier. Ça avait l’air de tenir, mais il aurait fallu le fixer avec de la colle, genre colle de peau (il y a mieux maintenant). Je ne l’ai pas fait, et c’est pourquoi certains brous de noix de l’époque sont très fragiles et doivent être fixés par des restaurateurs, en particulier lorsque j’ai travaillé avec des brous très épais, presque en pâte. Je l’étendais sur le papier, parfois sur de vieux draps, avec des pinceaux de peintre en bâtiment, des queues-de-morue. Il m’arrivait d’écraser le brou avec un couteau à enduire (brou 1948-14), ou de le mélanger à l’huile (1947-9). Je me souviens d’avoir été insatisfait, en 1946, par la nature des lignes tracées au fusain ou grattées dans la peinture : je trouvais qu’elles étaient la description d’un mouvement, celui du geste dont elles étaient la trace, le vestige. J’espérais en changer la lecture en les associant à une organisation géométrique sous-jacente. Brusquement, avec les peintures sur papier (brous de noix ou autres de 1947-1948-1949…) apparaissent des traces peintes juxtaposées, groupées dans une sorte de signe qu’on a comparé parfois à un idéogramme chinois ; il n’y a plus la continuité d’une ligne, c’est le surgissement d’un ensemble : il y a simultanéité. Dans les brous de noix, l’immédiateté d’une technique beaucoup plus sommaire m’intéressait aussi, je peignais rapidement sur un fond clair uniforme (le plus souvent du papier) avec une matière qui pouvait être presque aussi fluide qu’une encre, l’intensité claire du papier variant en relation et par contraste avec les surfaces peintes. Parallèlement aux peintures sur papier et à cette sorte d’élan vers l’originel, l’élémentaire, d’où elles sont nées, j’ai continué à peindre à l’huile, j’en aimais la complexité. J’ai mis du temps à pratiquer, et aussi à explorer cette technique. Si elle est employée avec un certain médium et certains outils, elle amène à une conception de la peinture issue d’une tradition et d’une culture. Mais parce qu’elle est complexe, elle porte en elle beaucoup d’autres possibilités. C’est par l’intuition et la connaissance des possibilités de cette technique que j’ai pu plusieurs fois y rencontrer des ouvertures. J’y ai trouvé ce que je ne pouvais rencontrer autrement. »
Pierre Soulages, in Pierre Encrevé, Soulages, L’Œuvre complet, Peintures, I, Seuil, 1994, pp. 53-54.
_______________
* Cette toile n'a pas fait partie de l'exposition de 1949, mais a été exposée en 1950, au sein d'une exposition collective de la même galerie Lydia-Conti, peu avant la fermeture de la galerie. La galerie Lydia-Conti avait ouvert le 4 février 1947 avec une exposition consacrée à Hans Hartung. Source : op. cit., page 73 et documentation personnelle.
|