Leon Bakst (1866-1924)
La Danse des sept voiles (Salomé), 1908
Galerie Tretiakov, Moscou
Le 8 mai 1907 a lieu au Théâtre du Châtelet à Paris la création française en langue originale de Salomé, de Richard Strauss. Sous la direction musicale du compositeur, à la tête de l’orchestre Colonne. Le rôle-titre est confié à la soprano Emmy Destinn, le rôle d’Hérode à Karl Burrian, celui de Jochanaan à Fritz Feinhals. Danses de Natacha Trouhanova en doublure d’Emmy Destinn dans la « Danse des sept voiles ». Costumes de Marie Muelle. Une production de Hans Loewenfeld, sur une initiative de Gabriel Astruc (fondateur de la Société musicale), avec le soutien du mécène américain Otto H. Kahn.
Créée le 9 décembre 1905 au Königliches Opernhaus de Dresde, la Salomé de Richard Strauss est un triomphe. À la fois décriée par l’Empereur Frédéric II et saluée par les grands noms du monde culturel européen. Inspirée du drame d’Oscar Wilde - Salomé (1891) -, la Salomé de Richard Strauss révolutionne avec force et douceur le langage musical de son temps. D’une puissante concision, le drame en un acte de Strauss provoque l’admiration de Gustav Mahler et de Darius Milhaud, fascine Claude Debussy. Au triomphe musical s’ajoute le triomphe littéraire. La modernité de Strauss (luxuriance des rythmes et des couleurs) s’accommode parfaitement avec le parfum « fin de siècle » qui imprègne encore les voiles ruisselants d’or et de pierreries d’Hérodiade et de Salomé.
Héroïnes favorites des décadents et symbolistes, peintres et poètes, Hérodiade et Salomé occupent alors les devants de la scène culturelle. Depuis le premier recueil des Poésies et Ballades de Swinburne - paru en 1866 -, les compositions et variations autour de Salomé et de sa mère se multiplient. Mais Salomé, « déité de l’indestructible Luxure », supplante progressivement sa mère. Outre la Salomé de Wilde, interdite à Londres en 1893 dans l’adaptation qu’en avait faite Lord Alfred Douglas, « La princesse vierge » inspire à Mallarmé son Hérodiade (1869) et à Gustave Moreau ses grandes toiles : Salomé dansant devant Hérode et Apparition (1876). Joris-Karl Huysmans fait de son héros des Esseintes le propriétaire de ces tableaux dont les descriptions foisonnantes ont contribué à faire du roman À Rebours (1884) le « bréviaire des décadents ». Flaubert s’empare du motif dans son Hérodias (Trois contes, 1877). Quant au poète Jules Laforgue, fidèle à l’esprit et à la tonalité des Moralités légendaires (1886), il choisit, lui, la dérision. Plus tard, en 1905 précisément, Guillaume Apollinaire compose à son tour une Salomé pour son recueil Alcools.
L’opéra de Richard Strauss, qui s’inscrit dans une longue et fluctuante tradition thématique de la femme fatale en même temps que de l’androgyne, contribue, au même titre que ses illustres prédécesseurs, à ancrer Salomé dans l’un des mythes les plus féconds de la littérature et de la musique.
Angèle Paoli
D.R. Texte angèlepaoli
Maquette de costume pour Salomé de Richard Strauss,
par Marcel Mültzer (1907).
Source
Le texte reproduit ci-dessous provient du livret d’Hedwig Lachmann, adaptation du drame d’Oscar Wilde.
EXTRAIT
NARRABOTH (faisant un signe aux soldats).
Faites sortir le prophète… La princesse Salomé désire le voir.
SALOMÉ.
Ah !
(Le prophète sort de la citerne.)
Troisième scène
(Salomé, plongée dans la contemplation d’Iokanaan, recule lentement devant lui.)
IOKANAAN (avec force).
Où est celui dont la coupe d'abominations est pleine maintenant? Où est celui qui, en robe d'argent, mourra un jour devant tout le peuple ? Dites-lui de venir, qu'il entendre la voix de celui qui a crié dans les déserts et dans les palais des rois.
SALOMÉ.
De qui parle-t-il ?
NARRABOTH.
Personne ne peut le dire, princesse.
IOKANAAN.
Où est celle qui s’est laissée emporter à la concupiscence de ses yeux, qui s’est arrêtée devant des images d’hommes peintes de couleurs vives et a envoyé des ambassadeurs au pays des Chaldéens ?
SALOMÉ (sans timbre).
C'est de ma mère qu'il parle.
NARRABOTH (violemment).
Non, non princesse.
SALOMÉ (languissante).
Si, c'est de ma mère qu’il parle.
IOKANAAN.
Où est celle qui s'est donnée aux capitaines des Assyriens ? Où est celle qui s'est donnée aux jeunes hommes d'Égypte, resplendissant sous leurs fins vêtements de lin et leurs parures d'hyacinthe, dont les boucliers sont d'or et les corps comme ceux des géants. Allez, ordonnez-lui de se lever de la couche de son impudicité, de sa couche incestueuse, afin qu'elle puisse entendre les paroles de celui qui prépare la voie du Seigneur, afin qu'elle entende les paroles de celui qui prépare les voies du Seigneur et qu’elle se repente de ses méfaits. Et même si elle ne se repent pas, dites-lui de venir, car le Seigneur tient en sa main un fléau.
SALOMÉ.
Il est terrible. Il est vraiment terrible.
NARRABOTH.
Ne restez pas ici, princesse, je vous en prie.
SALOMÉ.
Ce sont ses yeux surtout qui sont terribles. On dirait des cavernes noires, où gîtent des dragons ! On dirait des lacs noir, reflétant des lunes fantastiques. Croyez-vous qu'il parlera encore ?
NARRABOTH (toujours plus agité).
Ne restez pas ici, princesse ! Je vous en prie, ne restez pas ici !
SALOMÉ.
Comme il est décharné ! On dirait une statue d'ivoire ! Sûrement, il est chaste comme la lune. Sa chair doit être très froide, froide comme de l'ivoire... Je voudrais le regarder de plus près.
NARRABOTH.
Non, non, princesse.
SALOMÉ.
Il faut que je le regarde de plus près.
LE JEUNE SYRIEN.
Princesse ! Princesse…
IOKANAAN.
Qui est cette femme qui me regarde ? Je ne veux pas sentir ses regards sur moi. Pourquoi me regarde-t-elle ainsi, avec ses yeux d'or sous ses paupières luisantes? Je ne sais pas qui elle est.
Je ne veux pas savoir qui elle est. Dites-lui de s'en aller. Ce n'est pas à elle que je veux parler.
SALOMÉ.
Je suis Salomé, fille d'Hérodias, princesse de Judée. »
Hedwig Lachmann, Salomé (livret du drame en un acte de Richard Strauss), d’après la pièce française d’Oscar Wilde. Adaptation française de Georges Pucher, in L’Avant-Scène Opéra, mensuel Janvier-février 1983, N° 47/48, pp. 62-68.
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