J’AI HONTE DE CETTE MONSTRUEUSE APATHIE
« Je me suis perdu dans la vie et l’œuvre de Rousseau ; je crains maintenant que ce ne soit un tombeau et que le silence n’y soit trop parfait. Je revis sa vie jour après jour mais j’oublie de vivre la mienne. J’espérais travailler en même temps à autre chose. J’en suis tout à fait incapable. Ce journal même je l’ai négligé depuis plusieurs semaines.
Nous sommes dans ce cloaque dont parlait Bernanos. Le comble est qu’on parvienne à y vivre. Vers la fin d’un maigre repas, on tourne le bouton de la radio. Avec tranquillité on écoute dire que cinquante-cinq otages ont été fusillés à Lille, qu’en Russie deux divisions ont été exterminées, que Malte vient de subir son deux millième bombardement, etc… Alors on savoure ce fond de verre de vin qu’on avait réservé pour la fin du dîner, on le garde longtemps dans sa bouche, en rêvant de cave et de futailles ; enfin on se décide à l’avaler. Et puis on parle de la guerre qui vient, inévitable, la guerre civile, d’un tel, d’un tel encore qu’il faudra tuer, pour qu’ils ne vous tuent pas. On va à la fenêtre. Le premier iris s’est ouvert dans le jardin…
J’ai honte de cette monstrueuse apathie. Est-ce que j’ai oublié ? Je sais pourtant. J’ai vu mourir. Est-ce que je ne sentirais plus rien de cette immense pitié qui, il y a vingt cinq ans, débordait de mon âme ? Ces vingt-cinq années ont-elles usé en nous toute l’humanité ? »
Jean Guéhenno, Journal des années noires (1940-1944) [Gallimard, 1947], Le Livre de Poche, 1968, pp. 292-293.
Voir aussi : - (sur Wikipedia) un bel article sur Jean Guéhenno. |
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