Le 23 mai 1940 meurt à Audruicq, près de Dunkerque (Pas-de-Calais), l’écrivain Paul-Yves Nizan.
« À la fin du mois d’août, je reçus une lettre de ma belle-mère. Elle venait elle-même de recevoir la lettre d’une femme qui avait été témoin de la mort de Paul-Yves et elle me la transmettait.
« 8-8-41 Cocove–la–Recousse (Pas-de-Calais)
Madame,
Monsieur le maire de Recques est venu me voir hier et je lui ai dit que je vous écrirai moi-même pour vous parler de votre malheureux fils que j’ai été la dernière à voir. Il était venu me faire une visite vers le 18 mai 1940 pour m’annoncer, en sa qualité d’officier de liaison, que son colonel, ses officiers et lui-même viendraient cantonner chez moi et y abriter leur colonne de camions. C’était chose entendue, mais les jours suivants je ne vis rien venir et je ne reçus aucune communication.
Le 23 mai à 5h30 du matin j’étais alertée par l’arrivée de camions, de voitures, dans notre parc et je reconnus très vite Monsieur Nizan qui m’annonçait que tout allait très mal et qu’il venait se mettre à l’abri avec le colonel et 250 hommes. Malheureusement les Allemands arrivaient vers 10 heures et avec les alertes incessantes ces messieurs n’ont jamais pu finir le lunch que je leur avais fait préparer les sentant si fatigués.
Madame, c’est une inconnue qui vous écrit, mais ne croyez pas qu’à chaque mot je ne sente votre douleur et si je vous fais le récit exact des choses c’est que, dans le même cas, j’aimerais tout savoir.
Votre fils n’a pas eu le temps de souffrir et a été tué chez moi au premier étage par une balle entrée par la fenêtre et qui l’a atteint à la tête. Une heure environ avant cette tragédie, j’avais conversé avec lui qui me sollicitait d’aller me mettre à l’abri avec ma nombreuse famille, mon personnel, mes ouvriers et leurs familles à eux. Il me disait ses inquiétudes et me promettait de venir dans mon abri aussi souvent que possible pour me tenir au courant, car nous étions directement bombardés par les tanks allemands. Au bout d’une heure comme tout était calme je suis sortie avec deux de mes fils, et les troupes avaient déserté la maison mais un bruit anormal nous frappa et je montai pour trouver sur le palier votre malheureux fils qui venait d’être touché, avait perdu connaissance et rendait le dernier soupir. Le colonel aussitôt averti montait et me disait avoir le désir de transporter lui-même son corps. Ce colonel, homme très distingué, avait pris en affection Monsieur Nizan et n’a pu dissimuler son désarroi et son vrai chagrin, Monsieur votre fils était son appui et son bras droit !
Cette journée tragique ne prit fin que tard, les bombardements par avions, par tanks, les mitrailleuses n’arrêtaient guère et Monsieur Nizan fut transporté dans un camion, proche de la maison ainsi que plusieurs autres victimes. Le colonel quittait la propriété le soir vers 7h30 mais ce fut un massacre et peu arrivèrent vivants à Audruicq, petite ville située à 5 kilomètres de chez moi et Monsieur Nizan fut enterré par un de mes fournisseurs, brave homme, dévoué qui m’a fait parvenir les renseignements suivants :
Nizan Paul, interprète, matricule 944
Recrutement de Strasbourg
Inhumé au cimetière d’Audruicq le 25 mai 1940 sous le numéro 5.
Ses affaires personnelles ont été adressées le 21 décembre 1940 à Monsieur le chef d’État civil, sépultures militaires, Palais St-Vaast d’Arras : 1 gourde, 1 couteau, 1 pipe, 1 blague à tabac, un insigne franco-anglais, 1 montre en or, 1 chaîne en métal et une petite somme insignifiante.
Son portefeuille avait dû être pris, on ne l’a pas trouvé.
Voilà Madame les renseignements que je puis vous donner. Mais j’ajoute que ma maison vous est ouverte, que vous pourrez, si vous en obtenez l’autorisation venir quand vous voudrez et en tout cas après la fin des hostilités je serais heureuse de vous faciliter ce douloureux pèlerinage.
Monsieur Nizan écrivait je crois et les quelques heurs vécues ensemble avaient fait naître entre lui et ma famille une très grande sympathie. C’était certainement un esprit élevé et une valeur morale, sa fin tragique nous a tous émus et si je puis quelque chose pour vous Madame je le ferai de tout cœur et vous assure de toute ma profonde compassion. Comtesse de Coëtlogon. »
J’essayai de me souvenir : le 23 mai, je venais d’arriver à Charlieu près des enfants. C’était l’une de ces journées où les nouvelles avaient été si terribles : l’encerclement des troupes franco-anglaises, la poche de Dunkerque, les bombardements allemands, les milliers de morts. Paul-Yves avait été de ceux-là.
Nizan qui, à vingt-deux ans, à l’Ecole normale, écrivait dans son carnet : « Mourir pour son pays, il est encore plus beau de vivre pour lui. » Et il était lui-même mort à la guerre, à l’âge de trente-cinq ans… »
Henriette Nizan, in Marie-José Jaubert, Henriette Nizan, Libres mémoires, Éditions Robert Laffont, 1989, pp. 319-321.
Voir aussi : - (sur Terres de femmes) 5 novembre 1939/Lettre de Paul Nizan à Henriette Nizan ; - le site du G.I.E.N. (Groupe Interdisciplinaire d'Etudes Nizaniennes). |
Retour au répertoire de mai 2007
Retour à l' index de l'éphéméride culturelle
Retour à l' index des auteurs
Nizan était un magnifique écrivain, dont Sartre était un grand admirateur (et ami, aussi). Je l'avais lu vers la Terminale et j'avais été séduit par son talent et son écriture très fine.
Très content de voir que d'autres pensent à lui.
Rédigé par : Kinishao | 28 mai 2007 à 21:01