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Mercredi matin, 9h, 18 mai 1887.
Pourquoi ne pas vous écrire un peu, mon amie, quand je ne puis vous voir. C’est encore un moyen de me rapprocher de vous, de passer des minutes avec vous, et après pourquoi ne pas vous envoyer mon écriture qui vous forcera de passer avec moi l’instant que votre sagesse me refuse ?
Ce que vous avez dit hier soir, il m’a bien fallu le comprendre, sinon l’admettre. Certainement cela me fera des intermittences pénibles, mais j’ai trop foi en vous pour m’abandonner à en souffrir sans cesse.
Si l’avenir ne m’appartient pas, je m’en apercevrai toujours trop tôt, si je dois être replongé dans les ténèbres, je n’y veux pas plus songer qu’à la mort inéluctable dont la nécessité ne saurait gâter nos joies présentes.
Et là, n’est-ce pas, il n’est point question d’inéluctable ? C’est une bataille à gagner ou à perdre, je veux la gagner et je suis sûr que vous m’aimez assez pour m’y aider. J’aurais pu vous avoir comme adversaire, car enfin, si je vous étais demeuré indifférent, je ne vous aimerais pas moins et ce serait être vaincu d’avance ; je vous ai pour alliée, votre sincérité m’en assure et je me sens très fort. Vous ne me désespérez pas, et, quoi que vous fassiez, vous ne me désespérerez pas, car vous ne pouvez faire que je ne vous aime plus et mon point d’appui est là. Éprouvez-moi, vous jugerez de ma résistance et vous prendrez confiance en moi.
Quand même il ne s’agirait que d’un peut-être, je m’y attacherais encore désespérément, parce que j’ai mis ma vie là et que je ne veux pas et que je ne peux pas la reprendre.
Laissez-moi donc marcher avec confiance, ne me montrez pas le précipice. Je ne vous questionnerai plus, j’en ai assez. Il me suffit des minutes sombres que je passe loin de vous, qu’au moins rien ne voile les minutes radieuses que me fait votre présence ; je n’admets pas que la peur de l’avenir me gâte le présent.
Les joies que vous me donnez font de moi un privilégié ; mesurez-les, mais ne les supprimez pas.
À demain, puisqu’il faut attendre jusque là, ma très chère princesse.
Addio, carissima vita mia.
Remy de Gourmont, Lettres à Sixtine [Mercure de France, 1921], Union Générale d’Éditions, 1982, 10/18, Série « Fins de siècles » dirigée par Hubert Juin, pp. 352-353.
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