Gallimard, Collection Folio 2 - Femmes de lettres, 2007.
Ph., G.AdC
D’une grande diversité d’écriture, La Dame à la Louve, œuvre de Renée Vivien, surprend par l’oscillation constante de l’auteur entre modernité et décadentisme. Recueil de dix-sept nouvelles, La Dame à la louve, par sa variété de tons et de styles, d’espaces et de décors, d’époques et d’inspirations, crée l’impression d’un univers éclaté, dominé par une incessante quête d’absolu. Tantôt ancrés dans les déserts d’Amérique ou les déserts d’Orient, dans les forêts inquiétantes de l’Inde ou sur des eaux déchaînées, dans des maisons closes luxueuses ou des bouges infâmes, des temples ou des palais, les récits se succèdent, qui plongent le plus souvent leurs racines dans l’univers du mythe, « théâtre de la cruauté ». Pourtant, derrière l’apparent désordre de ce patchwork, se dessine au fil des textes une évidente unité. Sans doute due en premier lieu au fait que chacune des nouvelles est le récit d’un narrateur masculin, héros malheureux qui confie ses mésaventures amoureuses à un narrataire de ses amis. Au cœur de ces univers disparates, la femme. Qui cimente les récits entre eux, les pose en les opposant. Qu’elle soit reine ou meretrix, intrépide chasseresse ou aventurière ordinaire, vouée au silence monacal ou aux débauches des lupanars, pocharde faisandée proche de la charogne ou sublime courtisane, les héroïnes de La Dame à la louve, expertes en retournements de situation, mènent le jeu. Filles de Lilith et amantes de Psaphha, ces vestales assoiffées d’absolu et de pureté, vouées par vocation à une sensuelle chasteté, préfèrent les séductions de Thanatos à celles d’Erôs. Dans leurs luttes contre les hommes, victimes de leur suffisance libidineuse et de leur lâcheté, les « femmes fatales » l’emportent, qui revendiquent fièrement leur liberté. « Depuis la rébellion de Lilith, je suis la première femme libre », déclare Vasthi au moment de rejoindre la couche du roi Ahasuérus, son époux. Mais la belle, refusant la chambre nuptiale, s’en va « vers le désert où les serpents morts revivent sous les rayons de la lune. » Repoussant les baisers gras de leurs compagnons en rut, les femmes choisissent de se laisser glisser dans les bras autrement voluptueux de la mort. Première des « dames sans merci » du recueil, la « dame à la louve » donne l’exemple : plutôt sombrer dans les flots avec Helda, sa louve, son double aux « profonds yeux de femme » que de s’en séparer et de devoir se soumettre à la fougue du rescapé qui a tenté de la séduire. D’autres femmes suivent, qui ont nom Myriam, Vasthi, Madonna Gemma ; ou Polly, Joan et Nell ; d’autres encore n’ont pas de nom, mais leur combat est pareil à celui de leurs semblables. Quant au « héros » masculin, malmené et honni parce que imbu de lui-même et convaincu de sa supériorité virile, il est invariablement rabaissé, voué à l’échec et au mépris. Retourné comme un gant par son adversaire féminine. La seule issue qui lui est concédée est la prise en charge du récit. Grâce à laquelle une parole salutaire permet au malheureux de prendre conscience de ses limites et d’accéder enfin à une lucide analyse de lui-même. « Je la haïssais de ne point avoir peur. Oh ! comme je la haïssais !… Je la hais férocement, parce qu’elle est plus forte et plus vaillante que moi… Je la hais comme une femme exècre l’homme qui la domine. Je finirai certes par la tuer un jour, pour le plaisir de la vaincre, tout simplement… », pense Jim, le narrateur de La soif ricane, en regardant Polly affronter le feu qu’elle parvient seule à dompter. Souvent proches du poème en prose par leur facture travaillée, leur tonalité noble et le recours récurrent à des leitmotive poétiques qui scandent le récit, les nouvelles de La Dame à la louve sont imprégnées de l’esprit fin-de-siècle. Aimantées par une esthétique de la cruauté très biseautée, héritée de Théophile Gautier ou de Huysmans, certaines nouvelles de Renée Vivien s’apparentent plus explicitement aux Diaboliques (je pense en particulier au Bonheur dans le crime) de Barbey d’Aurevilly. Mais la passion fauve de la « dame » pour sa louve m’évoque Une passion dans le désert de Balzac. Dans La Chasteté paradoxale, le « soleil noir » et « Myrtô la Sicilienne » sont un écho explicite à Nerval. Et il est impossible de lire Le Voile de Vasthi sans penser à Flaubert. Et, en peinture, à certaines toiles de Gustave Moreau ou de William Blake. Symbolisé par la froideur des astres et des gemmes, mais également par les variations sur la chasse, le thème de la virginité est omniprésent dans La Dame à la louve. Celui de l’amour lesbien l’est aussi, explicitement, dans Psaphha charme les sirènes, L’Amitié féminine et Bona Dea. Construit autour de Lilith, « déesse de la Révolte et du Rêve », le mythe saphique acquiert, sous la plume de Renée Vivien, une dimension emblématique de l’émancipation féminine qu’aucune voix masculine n’avait jusqu’alors envisagée. Autre thème privilégié que Renée Vivien décline à l’infini : le thème du double. La femme et son double dans La Dame à la louve ou dans Trahison de la forêt ; Madonna Gemma et l’ivrognesse dans Cruauté des pierres. Le double visage de Myriam - la proxénète vierge qui « trafique de la vertu des autres » - dans La Chasteté paradoxale. Mais aussi la « double postulation » baudelairienne de l’homme écartelé entre « Spleen et Idéal », désir charnel et tentation spirituelle. Seule issue aux contradictions humaines, seul apaisement possible au milieu des tourments : la mort. Dédiées à Hélène de Zuylen qui fut un temps la dame de cœur de Renée Vivien, les nouvelles de La Dame à la louve font entendre une voix unique, mélange subtil d’accents résolument modernes et d’émaux rares, empruntés à l’esthétique de son temps. |
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A propos de la photo de Guidu Antonietti di Cinarca
Corps de lichen, bûche impalpable
Tes remous torrentins
Attirent l’impatience
Corps qui ne tressaille
Au bruit d’aucun silence
Mais qui frémit sous le chemin
Aquatique
Garde mes regards
Même dilués !
Rédigé par : Emilie Delivre | 04 avril 2007 à 11:21