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UN AMOR DE LONH
« Remembra.m d’un amor de lonh
Vau de talan embroncs e clis
Si que chans ni flor d’albespis
No.m platz plus que l’inverns gelatz
[…]
Quan drutz lonhdas et tan vezis
Qu’ab cortes ginh jauzis solatz
Iratz e dolens m’en partirai
S’eu no vei cest’amor de lonh
No.msai quora mais la virai
Que tan son nostras terras lonh
Assatz i a pas e camis
E per aisso non.n sui devis
Mas tot sia com lei platz »
UN AMOUR DE LOIN
« Je me souviens d’un amour de loin
De désir je vais morne et courbé
Si bien que chant et fleur d’aubépine
Ne me plaisent pas plus que l’hiver gelé
[…]
Quand l’amant de loin sera si proche
Qu’avec l’esprit courtois il pourra jouir du plaisir
Triste et malheureux je m’en éloignerai
Si je ne vois cet amour de loin
Mais je ne sais quand je la reverrai
Car nos pays sont trop lointains
Il y a tant de passages et de chemins
Et pour cela je ne puis rien deviner
Mais que tout soit comme il lui plaît »
Jaufré Rudel (v. 1100-v. 1150), Extrait de la cançon « Lanquan li jorn son lonc en mai... »* in La Pensée de midi, N° 11. Hiver 2003-2004, p. 165.
UN CHAGRIN BIEN MODERNE
« Troubadour et poète occitan du XIIe siècle, Jaufré Rudel, prince de Blaye, s’était joint à la deuxième croisade (v. 1147-1149), aux côtés de ses pairs et parents, tous issus d’un très beau monde : Alphonse Jourdan, comte de Toulouse, Guillaume Taillefer, comte d’Angoulême, et Hughes VII de Lusignan, comte de la Marche…
Avait-il entendu parler, comme on le dit, de la Dame d’Orient par des pèlerins d’Antioche ? Est-ce pour ses faveurs qu’il s’était croisé ? Est-ce à cette occasion que le curieux nostos** amoureux s’empara de lui ? Un chagrin bien moderne, de ceux qui se réfèrent à une langueur… constitutive.
On dit qu’il écrivit sept chansons d’amour ou peut-être huit, toutes dédiées à sa fameuse princesse de Tripoli (Liban). La connut-il ? En vit-il un portrait, propre à enflammer son cœur ?
Elle (Mélissinde ?), l’objet du désir, existe-t-elle vraiment, est-elle un rêve galant, une érudite allégorie, l’objet idéel d’une divine quête ? Une hypostase ?
Dans trois des chansons, le poète amoureux soupire pour une dame qu’il n’a jamais vue. Il mourra en s'unissant à elle. Le raccourci est saisissant. La Vérité, la Mort, la Connaissance, autant de thèmes qui nous incitent à considérer l’expérience poético-érotique comme initiation mystique ou philosophique à la Sagesse et à ses (é)preuves.
Quoi qu’il en soit, Jaufré Rudel crée le genre éponyme de l’Amour lointain, engage la lyrique et la pensée européenne dans une voie qui connaîtra son apogée chez les romantiques, au XIXe siècle, chemin jonché de dépouilles, de défaites, mais glorieux de son impartageable bonheur. »
Catherine Peillon, « L’Amour de loin » [extrait], in La Pensée de midi, id., page 166.
* Cette cançon a été enregistrée par le Troubadours Art Ensemble (Label Tròba Vox. Occitan Trob'Art - 6 : Florilège. Chants d'amour des troubadours). Cliquer aussi ICI (interprétation de James Bowman).
** Nostos : retour, en grec ancien. Le nostos algos, c’est le mal du pays (algos signifie souffrance), qui a donné le mot nostalgie.
Rudel, oui, un de ceux qui inspirent, après avoir tant soupiré, ces humains tels que lui portent loin l'amour, loin si mais loin car il est partout, simple portée du regard, le regard loin, qui rejoint l'interdépendance du monde et son papillon qui bat et toi qui meurs là, alors tu pars et tu vis ici, au moins quelques secondes.
Rédigé par : Pant | 09 avril 2007 à 18:13