Fille de la poète Marina Tsvétaïeva et de Serge Efron, son époux, Ariane Efron [Ariadna Sergueievna Efron, 1912-1975] est née en Russie. Exilée en France avec sa famille, elle décide en 1937 de retourner en U.R.S.S où elle travaille à l’Union des journalistes et des rédacteurs.
« Mais en 1939, elle fut comme tant d’autres, arrêtée, emprisonnée, soumise à des interrogatoires interminables, finalement contrainte à avouer des crimes qu’elle n’avait pas commis et condamnée à huit ans de "rééducation par le travail". [...] Après huit ans de camp, elle fut enfin libérée. [...] Cette semi-liberté ne dura que dix-huit mois : sans motif aucun, elle fut de nouveau arrêtée, emprisonnée à Riazan et conduite avec une foule d'autres déportés à Touroukhansk, dans le Grand Nord, non loin du cercle polaire. [...] C'est en 1955 seulement, deux ans après la mort de Staline, qu'elle fut enfin libérée et réhabilitée. Dès lors elle entreprit de publier les œuvres de sa mère, et une bonne partie de sa vie fut consacrée à cette tâche. » (Simone Goblot, revue Europe, n° 890-891).
Ci-après, un courrier d’Ariane adressé à Lilia, sa tante (Elisabeth Iakovlena Efron, 1885-1976, sœur du père d’Ariane).
Ph., G.AdC
Ma chère petite Lilia,
J’ai reçu samedi, veille de Pâques, votre lettre contenant des cyclamens. Quel plaisir elle m’a fait ! La première lettre de cette année ! En revanche, l’état de votre cœur et cette crise m’ont affligée. Mais puisque maintenant toutes les sommités sont de nouveau en place*, j’espère que l’état de votre cœur s’améliorera. Le mien va nettement mieux. C’était effrayant d’imaginer qu’à notre époque, et surtout dans notre pays, un groupe aussi barbare pût exister. C’est une bonne chose qu’on ait réussi à y voir clair et que les coupables soient en passe d’être châtiés.
Ma petite Lilia, vous me parlez d’amnistie et me dites d’écrire à mon sujet à Vorochilov. L’amnistie ne me concerne pas et je n’écrirai pas à Vorochilov. Je ne suis pas seule à être dans cette situation et mon « affaire » n’intéressera personne. En outre, à parler franchement, je n’estime pas, de façon générale, pouvoir profiter de quelque amnistie que ce soit, puisque je n’ai, que je sache, aucune faute à me reprocher et aucun pardon à demander. Mais Assia** peut, elle, profiter d’un allègement de peine, car j’ai entendu dire (mais je ne sais pas encore dans quelle mesure la chose est sûre) que les invalides auraient le droit de sortir. Cela serait merveilleux : elle est si mal en point ! et Iouz peut recevoir un passeport net***, puisque sa peine n’a été que de cinq ans. Nina devra changer de nouveau d’appartement, et c’est une affaire bien compliquée […].
Le printemps approche. Pendant deux jours nous avons eu une température un petit peu supérieure à zéro ; le dégel a commencé et nous nous sommes trouvés tout décontenancés : nous comptions sur encore un mois, au moins, de froidure. Il fait déjà jour jusqu’à huit heures et demie du soir, on peut ne pas allumer la lampe. Le soleil chauffe à travers les vitres, les poireaux poussent tant qu’ils peuvent. Mais surtout, pendant le jour, une sorte de couleur d’un bleu particulier, de prune mûre, envahit le ciel et la neige, et on sent qu’il s’en faut d’un rien pour que l’eau apparaisse, pour qu’apparaisse le printemps.
La neige est recouverte d’une fine croûte de glace et les gamins y glissent avec acharnement sur leurs luges. Il fait déjà si chaud que même les tout petits, pâles comme des germes de pommes de terre, se montrent à la lumière du Bon Dieu. C’est qu’ici les hivers sont si rudes que les jeunes enfants restent sans sortir de la maison de l’automne jusqu’au printemps.
Nous avons un peu célébré Pâques: Ada avait fait cuire un koulitch****, nos deux jeunes poulettes avaient pondu trois œufs en trois semaines et samedi nous avons réussi à nous procurer un peu de fromage blanc, si bien que tout était parfait, et nous avions même vos cyclamens !
Je n’ai pas le temps de lire, je ne vais pas au cinéma: on ne me voit nulle part, si ce n’est au travail ; en revanche, je parle constamment avec vous en pensée, et après m’être épanchée, je me mets à vous écrire. Le résultat, c’est que je n’ai presque rien à écrire.
Je vous embrasse bien fort et vous aime, mes chéries, je suis constamment avec vous et au mépris de tout bon sens, je persiste à croire que nous nous reverrons. »
Ariane Efron, Lettres d’un goulag ordinaire, revue Europe, juin-juillet 2003, n° 890-891, pp. 237-239. Traduit du russe par Simone Goblot.
* Le 4 avril 1953, dans la Pravda, avait été inséré le communiqué du ministère de l’Intérieur concernant la réhabilitation du groupe de médecins accusés de sabotage, d’espionnage et d’activités terroristes visant des hommes d’État soviétiques. Au nombre de ceux qui avaient été réhabilités figurait le professeur P.I. Iegorov, qui avait soigné Elisabeth Efron durant de longues années.
** Assia (Anastasia Ivanovna Tsvétaïeva, 1894-1993), sœur de Marina Tsvétaïeva, avait été arrêtée en 1937.
*** « Un passeport net » était un passeport qui n’imposait aucune limitation des lieux de séjour.
**** Sorte de brioche que l'on confectionne à Pâques en Russie.
Voir aussi : - (dans la galerie Visages de femmes de Terres de femmes) le Portrait de Ariadna Sergueievna Efron ; - (sur Terres de femmes) 20 décembre 1915/Marina Tsvétaïeva ; - (sur Terres de femmes) 21 juillet 1916/Lettre de Marina Tsvétaïeva ; - (sur Terres de femmes) 19 novembre 1921/Marina Tsvétaïeva ; - (sur Terres de femmes) Marina Tsvétaiëva/Amazones ; - (sur Terres de femmes) Marina Tsvétaïeva/Cessez de m'aimer ; - (sur Terres de femmes) Marina Tsvétaïeva/J'aimerais vivre avec vous ; - le site Marina Tsvetaeva. |
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on se souvient des amis...
au moins aux "feste comandate"
Rédigé par : madeinfranca | 07 avril 2007 à 10:44
Cara Ahghjula, voici quelques réflexions autour de la poésie russe, immense comme est immense la terre russe, l'âme russe.
Amitiés
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Entre sons et visions, le grand saut
Rimbaud, Blok, Tsvetaeva, Brodsky...
Serge VENTURINI
Se débarrasser du superflu est en soi le premier cri de la poésie ― le début de la prédominance du son sur la réalité, de l’essence sur l’existence : la source de la conscience tragique. Tsvétaïéva est allée dans cette voie plus loin que quiconque dans la littérature russe et, semble-t-il, dans la littérature mondiale.
Joseph Brodsky, « Loin de Byzance », Le poète et la prose
Dire l’importance du travail à l’oreille, le travail du son comme origine du sens, de la vision. Voir Mandelstam, et Blok pour l’infini goût du silence. Joseph Brodsky parle avec justesse de cette sursaturation purement linguistique, perçue comme une sursaturation affective.
Ces fracassantes ruptures de registres, la folie des ellipses nominales et verbales, cette fulgurance maîtrisée dans les télescopages de mots, ébréchage des mots, clusters, fractures des syllabes, sculpture des sons, courts-circuits sémantiques, flux accéléré des images, électricité des affects, zébrures des sens, concentration, puis explosion, vitesse V… tout contribue à la recherche de la quintessence, du filament d’or, ― du style le plus nu et le plus tendu.
« Ma tâche, dit Marina, c’est d’arracher tous les masques, même si la peau et la chair viennent avec. » Guerre aux clichés, guerre au Temps surtout, feu, feu, sur les chronomètres. L’impatience, contre toutes les lenteurs et l’inadmissibilité du monde. Le refus, ― unique dignité.
Quotidien le travail dans la langue, c’est aussi le travail de la langue du quotidien, les mots et les sons de tous les jours, musiques entendues dans la rue... Le poète attaque la langue ou la langue attaque le poète, comme le sculpteur taille, retranche et pétrit un morceau de glaise. Un corps à corps s’engage, avec à la fin un vainqueur et un vaincu, une tension de la voix va servir d’épreuve. Quelle scansion ? ― Celle d’un psalmiste ! Il s’agit de tirer la langue, de l’attirer vers le haut ! Un défi à la pesanteur, à l’esprit de lourdeur. Même si parfois la hache n’est pas inutile, les coups portés sont précis, et ce jeu se veut aussi léger que de la dentelle. La marche est toujours nécessaire, avec modification de la foulée, le pas donnant l’allure. Sans présence du corps, ― point de travail de la langue.
Cette tâche est avant tout musicale, car basée sur le travail du rythme, du souffle, du vertige entre son et sens. Le son, comme il a été dit, joue un rôle déterminant. Il est l’élément déclencheur de la vision, le timbre offre ensuite une tonalité, une couleur et ouvre aux variations. La conscience à vif, ― toujours plus acérée, ― sans cesse accrue, exige une concentration sans limite, pour libérer enfin le plus véhément courant mental.
La parole est toujours avant, elle devance les faits, les actes, ― donc la réalité. Prémonitoire, oui, dans le sens du mot voyance ! Rien de neuf depuis Arthur Rimbaud. Et, « cette langue sera de l’âme pour l’âme, résumant tout, parfums, sons, couleurs, de la pensée accrochant la pensée et tirant. » ― À moins que cela ne soit dans le… ― et tirant. La vitesse a changé, vitesse du son dans les déplacements, fission de la matière, l’ultra-rapidité des communications, une nouvelle dynamique a transformé en profondeur notre perception des phénomènes.
Le poète est un grand musicien isolé, un évacué, un perforé, un homme troué. Ce qui est frappant et révélateur dans l’intensité du travail poétique : son caractère paradoxal, ― isolant et conducteur. Si puissant à isoler, en faisant s’écrouler les murs et craquer les résistances du langage, d’autant plus qu’il pousse vers une extrême radicalité, il est conducteur d’une extraordinaire énergie, mais dans une marge sociale où l’orgueil du drapeau noir flotte, faisant ainsi passer les relations humaines presque à la trappe :
« Je pense que je suis née pour la Solitude magnifique, peuplée d’ombres héroïques, que je n’ai besoin de rien d’autre que d’elle ― d’eux ― de moi,… écrivait Tsvétaïéva, le 14 juillet 1919, qu’il est indigne de moi de me faire chat et colombe, de câliner et roucouler dans les bras d’un autre, que tout cela est au-dessous de moi. »
Solitude de la perception, lent balbutiement des sons, comme arrachés d’un songe ou d’un cauchemar, là où s’enclenche une vision du monde, le 14 juin 1908, sur le champ de Koulikovo, - Blok le voyant, - discerne, l’oreille intime ouverte, la grande voix de la Russie :
Dans les bribes de paroles
J’entends la marche brumeuse
Des autres mondes
Et du temps le sombre vol,
Je sais chanter avec le vent…
Rédigé par : serge Venturini | 07 avril 2007 à 11:07