Il y a cinquante-quatre ans, le
5 avril 1967, à l’Odéon-Théâtre de France à Paris, a lieu la première de
Medea de Sénèque (adaptation de Jean Vauthier), dans une mise en scène de
Jorge Lavelli et des décors de
Mighele Raffaelli.
Maria Casarès interprète le personnage de
Medea. La musique, dirigée par Diego Masson, a été composée par
Iannis Xenakis. Une musique de scène pour chœur d’hommes et cinq musiciens, avec des percussions de Salabert. La pièce sera reprise l’été de la même année au festival d’Avignon.
Maria Casarès
Image, G.AdC
MARIA CASARÈS, FEMME TELLURIQUE
Chassée par la guerre civile espagnole et exilée en France avec sa mère depuis 1936, Maria Casarès Quiroga (21 novembre 1922-22 novembre 1996), originaire de Galice, fait ses études d’art dramatique au Conservatoire national de Paris. Remarquée par Marcel Herrand et Jean Marchat, qui dirigent ensemble le Théâtre des Mathurins, elle est révélée au public dans une pièce de John Millington Synge, Deirdre des douleurs. Puis dans une pièce d’Ibsen, Solness le constructeur.
Dès 1943, elle découvre le théâtre d’Albert Camus où elle joue dans Le Malentendu. Puis, toujours au théâtre des Mathurins, dans L’État de siège (1948) et Les Justes (1949). Dans le même temps, elle conduit sa carrière cinématographique. Elle joue pour Marcel Carné dans Les Enfants du paradis (1945) ; pour Robert Bresson dans Les Dames du bois de Boulogne (1945). Cocteau lui confie le rôle de la Mort dans Orphée (1950).
Après un bref passage à la Comédie Française, elle entre au TNP de Jean Vilar où elle joue aux côtés de Gérard Philipe. Elle délaisse le cinéma (elle joue cependant en 1987 dans La Lectrice de Michel Deville) pour se consacrer pleinement aux rôles de tragédienne qui lui sont confiés. Elle est successivement Lady Macbeth, Phèdre, Marie Tudor, Médée, Mère Courage. Mais aussi la Mère dans les Paravents de Genet. Une première fois en 1966, dans la mise en scène de Roger Blin, une seconde fois dans celle de Patrice Chéreau en 1983. En 1986, elle joue dans Quai Ouest de Bernard-Marie Koltès. Au théâtre de Gennevilliers, Bernard Sobel lui confie l’Hécube d’Euripide (1988). Où elle bouleverse l’assistance dans le rôle poignant de la vieille reine meurtrie par la chute de Troie. Le public la rencontre en 1991 au Théâtre de la Colline, dirigé par Jorge Lavelli. Elle joue dans Comédies barbares de Ramón del Valle-Inclán. En 1993, elle interprète un rôle masculin : elle incarne le Roi Lear, dans Threepenny Lear.
Chevalier de la Légion d’honneur, Commandeur des Arts et des lettres, Maria Casarès écrit dans Résidente privilégiée, son livre de souvenirs : « Je suis née en novembre 1942, au théâtre des Mathurins… Ma patrie est le théâtre. »
« Femme tellurique », selon les mots de l’écrivain mexicain Carlos Fuentes, Maria Casarès, qui n’a jamais renoncé à la nationalité espagnole, est le dernier « monstre sacré » du théâtre français.
Angèle Paoli
D.R. Texte angèlepaoli
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NOTE : contrairement à ce qui est indiqué sur le site Xenakis suivant, c'est bien le 5 avril 1967 qu'a eu lieu la création de Medea à l'Odéon, et non pas le 29 mars 1967. Vérification a été faite auprès de la Bibliothécaire du Théâtre de l’Odéon, que nous remercions pour son aimable collaboration.
EXTRAIT
« Maintenant, je suis Médée ; mes dons naturels se sont développés dans le mal : je suis heureuse, oui, je suis heureuse d’avoir décapité mon frère, heureuse d’avoir dépecé son corps, heureuse d’avoir dépecé mon père de l’objet sacré jalousement gardé, heureuse d’avoir armé les mains des filles pour provoquer la perte de leur vieux père. Cherche une nouvelle matière, ma rancœur : quel que soit le crime, la main que tu emploieras ne sera pas celle d’une novice. Où te portes-tu donc ma rage, et quels traits lances-tu contre ton perfide ennemi ? Mon cœur farouche a pris en lui-même je ne sais quelle résolution et il n’ose encore se l’avouer. Dans ma sottise, je me suis trop hâtée : si seulement mon ennemi avait des enfants de sa concubine ! Tout ce que Jason t’a donné devient désormais la lignée de Creüse. Voici le genre de châtiment que j’ai décidé, et que j’ai décidé à juste titre : le couronnement de mon œuvre criminelle doit être préparé avec une énergie sans faille ; enfants, qui fûtes jadis à moi, c’est à vous d’expier les crimes de votre père. Mais mon cœur a tressailli d’horreur, mes membres se figent, ils se glacent, ma poitrine a tremblé. La colère a quitté la place, la mère a chassé l’épouse et revient tout entière.
Moi, je répandrais le sang de mes enfants, de ma propre descendance ? Adopte une meilleure attitude, Fureur insensée ! »
Sénèque, Médée, Garnier-Flammarion, 1997, page 84. Présentation et traduction inédite par Charles Guittard.
Cara Anghjula, il faudrait peut-être faire un dossier sur l'ange.
Maria avait quelque chose d'un ange, Camus le savait, lui.
Bien à vous, là-bas en Corse, terre antique où l'on croise parfois des anges, "où les étoiles n'ont pas de sexe, où les enfers n'ont plus de saisons, où l'anneau des fiançailles tourne la tête à Saturne"...
Avec amitié
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Maria Casarès, — ta voix de feu brûlait sur les planches des bûchers des théâtres, dans la sauvagerie du présent et des siècles passés, flamme vive tu flamboies maintenant dans le creuset de nos mémoires. Toi, tragédienne de l'aube solitaire à la tendre nuit ; modeste ouvrière et nomade officiante depuis le matin jusqu'au soir. Femme intime à la fois faite pour la plus grande intimité et femme si sauvage, si ardente, si fière, femme — de la démesure. Tu fus la femme des défis sacrés, par goût du jeu, du combat et du pari d'abord avec toi-même. Ensuite face au monde des hommes, là, tu savais sceller des pactes avec quelques-uns pour enfanter les rôles les plus lourds, les plus difficiles. Après vint le retour à la solitude et à la nécessaire concentration.
Femme de Galice, — tu fus. Le rire allègre chevillé au coeur, présente comme la mort quotidienne comme la pomme croquée. Maria, avec cette grande santé qui triompha de toutes les grandes épreuves, cette vitalité enracinée dans le corps aimant et aimé. Maria, avec cet appétit sans fin de la vie jusqu'aux dépassements, jusqu'à la brisure du cri, de l'émotion la plus intense. Maria, avec cet amour de la beauté sans cesse voulue, désirée, sans répit renouvelée. Et ceci malgré l'absurde du chemin de l'existence, malgré les détails cocasses de l'histoire et le dérisoire des situations les plus éphémères : — vers l'unique instant de grâce partagée.
— Des larmes pour Maria Casarès ! Oui, mais des larmes de joie, de bonheur !
Rédigé par : serge Venturini | 05 avril 2007 à 19:36
A la fin des années 60, j'ai eu l'occasion de voir Maria Casares dans une pièce que Maurice Béjart avait créée pour eux deux à l'occasion du festival d'Avignon.
Le spectacle s'appelait A la recherche de...
Des textes de Saint-Jean de la Croix, et notamment Nuit obscure scandés en espagnol par les deux acteurs-danseurs, servaient de support à leur gestuelle. Pas de musique. Seules les voix donnaient le tempo. Pièce forte où l'amour de deux êtres qui se cherchent se sublime dans l'amour mystique.
L'un se fond dans l'autre : "amada en amado transformada" (l'amante transformée amant). L'union avec l'amour divin est symbolisée par la crucifixion finale.
Quelle incroyable force se dégageait de cette femme à la voix immense, de ces deux êtres bruns aux yeux perçants, dont l'énergie fusionnelle allait se fracasser contre les murs de la Cour d'honneur qui la renvoyaient au public religieusement retenu.
J'avais 18 ou 19 ans et j'ai vu la pièce plusieurs fois durant cette saison-là. J'ai beaucoup appris de cette petite femme que l'on croisait dans les chaudes rues de la ville l'après-midi et qui époustouflait son public le soir. Ce souvenir ne m'a pas quittée.
Rédigé par : Christiane | 05 avril 2007 à 23:35
Il me reste de Maria Casarès des éclats de voix, des élans de mots qui me faisaient trembler autrefois... Peu à peu, j'ai compris l'intensité d'une vie et j'ai aimé.
Voici un très bref extrait de "ma" Médée :
L’ange mutique
n’a fait qu’un signe
que l'autre n’a pas compris.
Il se penche s’égare
en tes sources
et déjà se condamne.
De la mer jusqu’à la plaine
un écho abrupt
roule sa confusion.
Toi tu sais la puissance
de tes mains
tu sais les miroirs
tu en sais l’usure
et les reflets absents
lors des longues nuits
où tout alarme.
Tu pressens peut-être
enclos
ces bourgeons de sang
que déjà tu sacrifies.
Une haine farouche presse
irrésistible
et domine ton désir jaillissant.
Tu ne sais pas encore
la passion tueuse.
Le largo qui t’emporte
ton sein qui irradie
la houle de tes hanches
tout t’étonne.
Rédigé par : nobody | 06 avril 2007 à 08:49
Nobody, Christiane, Sergiu:
Je me souviens de Maria, arpentant en violence et passion les allées d'un parc transformées en "gueuloir", scandant les vers, roulant sa diction, gesticulant et s'arrachant les cheveux, les bras levés au ciel ! Je crois bien qu'elle répétait justement Médée :
"Il m'a pris mes biens.
Mon rire, ma tendresse, ma disposition à faire plaisir,
à aider, ma compassion, mon animalité, mon rayonnement,
il en a écrasé toute manifestation séparée jusqu'à
ce que rien ne se manifestât plus.
Mais pourquoi un être humain fait-il cela,
c'est ce que je ne comprends pas..."
Ingeborg Bachmann, Franza
"Où vais-je aller. Y a-t-il un monde, une époque où
j'aurais ma place? Personne, ici, à qui le demander. Voilà la réponse."
Christa Wolf,Médée, Editions Stock 2001.
Rédigé par : Angèle Paoli | 08 avril 2007 à 17:27
J'imagine Casarès en Cassandre, qu'en pensez-vous ?
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— CASSANDRE, REVIENS ! —
à Christa Wolf
Cassandre, fille au sombre éclat, visage d'aurore cinglé d'effroi ! Apollon te cracha dans la bouche, la maudite. Et, tu vécus, flairant le sang dans le futur, de ta parole soufflée, bâillonnée, dérobée, — fraCASSANte. Dès lors ton corps ne fut plus que voix pour la terre sourde et les étoiles muettes, pour les mers inutiles et les forêts dévastées.
— De ton intelligence, que faire ?
Cassandre, la préférée des filles de Priam, ta voix en vain sortie de ton corps d'Étrangère, voix sifflante qui parle des autres en toi, cordes vibrantes, cris d'oiseaux magnétiques, déroulés sur bandes, sons inaudibles, flûte oiseaux envolés sous dix ciels de nuit. Non, pas sorcière, mais vision pure, — clairvoyante.
Cassandre, — ton doux nom de CENDRE est forte poésie. Tu brûlas de tes yeux noirs, — calcinés, de ta bouche obscure aux mots obliques. Et quand les hommes firent de toi un oiseau de malheur, tes belles lèvres n'écoutèrent que ton courage.
Rédigé par : serge Venturini | 08 avril 2007 à 21:40