Il y a 110 ans,
Colette remettait à la rédaction de
La Vie parisienne (directeur : Charles Saglio) sa première nouvelle,
Toby-Chien parle, nouvelle qui sera reprise par la suite dans le volume
Les Vrilles de la vigne.
Image, G.AdC
EH BIEN, JE LE TUE... OU JE LE METS DANS LA CAVE
KIKI-LA DOUCETTE, s’étirant. - Ah ! Ah ! qu’est ce que tu as encore fait ?
TOBY-LE-CHIEN, piteux. – Rien.
KIKI-LA DOUCETTE. – À d’autres ! Avec cette tête-là ? Et ces rumeurs de catastrophe ?
TOBY-CHIEN. – Rien, te dis-je ! Plût au Ciel ! Tu me croiras si tu veux, mais je préférerais avoir cassé un vase, ou mangé le petit tapis persan auquel Elle tient si fort. Je ne comprends pas. Je tâtonne dans les ténèbres. Je…
KIKI-LA DOUCETTE, royal. - Cœur faible ! Regarde-moi. Comme du haut d’un astre, je considère ce bas monde. Imite ma sérénité divine…
TOBY-CHIEN, interrompant, ironique. -… et enferme-toi dans le cercle magique de ta queue, n’est-ce pas ? Je n’ai pas de queue, moi, ou si peu ! Et jamais je ne me sentis le derrière si serré.
KIKI-LA DOUCETTE, intéressé, mais qui feint l’indifférence. – Raconte.
TOBY-CHIEN. – Voilà. Nous étions bien tranquilles, Elle et moi, dans le cabinet de travail. Elle lisait des lettres, des journaux, et ces rognures collées qu’Elle nomme pompeusement l’Argus de la Presse, quand tout à coup : « Zut ! s’écria-t-elle. Et même crotte de bique ! » Et sous son poing assené la table vibra, les papiers volèrent… Elle se leva, marcha de la fenêtre à la porte, se mordit un doigt, se gratta la tête, se frotta rudement le bout du nez.
J’avais soulevé du front le tapis de la table et mon regard cherchait le sien… « Ah ! te voilà », ricana-t-elle. « Naturellement, te voilà. Tu as le sens des situations. C’est bien le moment de te coiffer à l’orientale avec une draperie turque sur le crâne et des franges-boules qui retombent, des franges-boules – des franges-bull, parbleu ! Ce chien fait des calembours à présent ! Il ne me manquait que ça ! » D’une chiquenaude, Elle rejeta le bord du tapis qui me coiffait, puis leva vers le plafond des bras pathétiques : « J’en ai assez ! s’écria-t-Elle. Je veux… Je veux faire ce que je veux ! »
Un silence effrayant suivit son cri, mais je lui répondais du fond de mon âme : « Qui t’en empêche, ô Toi qui règnes sur ma vie, Toi qui peux presque tout, Toi qui, d’un plissement volontaire de tes sourcils, rapproches dans le ciel les nuages ? »
Elle semble m’entendre et repartit un peu plus calme : « Je veux faire ce que je veux. Je veux jouer la pantomime, même la comédie. Je veux danser nue, si le maillot me gêne et humilie ma plastique. Je veux me retirer dans mon île, s’il me plaît, ou fréquenter des dames qui vivent de leurs charmes, pourvu qu’elles soient gaies fantasques, voire mélancoliques et sages, comme sont beaucoup de femmes de joie. Je veux écrire des livres tristes et chastes, où il n’y aura que des paysages, des fleurs, du chagrin, de la fierté, et la candeur des animaux charmants qui s’effraient de l’homme… Je veux sourire à tous les visages aimables, et m’écarter des gens laids, sales et qui sentent mauvais. Je veux chérir qui m’aime et lui donner tout ce qui est à moi dans le monde : mon corps rebelle au partage, mon cœur si doux et ma liberté ! Je veux… Je veux !... Je crois bien que si quelqu’un, ce soir, se risquait à me dire : "Mais, enfin, ma chère…" eh bien, je le tue… Ou je lui ôte un œil. Ou je le mets dans la cave.
Colette, « Toby-Chien parle », Les Vrilles de la vigne, in Récits, romans, souvenirs, I, Robert Laffont, Collection Bouquins, pp. 638-639.
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