Girolata, lundi 19 juillet 1909
À peine avions-nous jeté l’ancre à l’abri d’une crique qu’un vent tourbillonnant s’est levé qui emportait tout dans sa fougue. Zénon et Louis ont cargué les voiles. Chacun s’est hâté de plier toiles et tentures et de mettre à l’abri transatlantiques et coussins.
Il ne reste rien sur les ponts, rien qui puisse s’envoler. Le voilier tangue d’un bord sur l’autre, pris dans les cercles de la tornade. Car c’est bel et bien une tornade de chaleur que nous sommes en train d’essuyer. Nous nous agrippons de notre mieux aux rambardes et filins qui courent le long du voilier et nous finissons par nous enfermer à double tour. Les dernières portes claquent sous l’effet de la bourrasque. Des objets oubliés tombent et se brisent sur le plancher du pont.
À terre, les eucalyptus en bordure du rivage ploient sous les rafales de vent. On entend craquer leurs branches et des claquements secs se répercutent d’une aiguille rocheuse à l’autre. Louis, inquiet, consulte le ciel, surpris de constater que celui-ci a gagné en opacité. Sa couleur aussi a changé. Le bleu n’est plus aussi pur que ce matin. On le dirait voilé. Un rideau rouge et ocre en a altéré la transparente luminosité. Combien de temps cela va-t-il durer ? Nul n’en sait rien. Repliée dans ma cabine, j’attends que cela passe. Je dois prendre mon mal en patience. C’est ce qu’il y a de mieux à faire. Le mal de mer me gagne. J’ai horreur de rester enfermée sur un bateau. Surtout lorsque le voilier grince et geint de tous ses gonds, de toutes ses baumes, de tous ses cordages.
Enfin les tourbillons semblent s’espacer. Et leur violence s'amoindrit. Progressivement la tornade s’éloigne. Elle s’apaise aussi soudainement qu’elle était survenue. Le vent est tombé d’un seul coup. Le calme règne maintenant, inattendu, inouï. Muriel et Valentine font irruption sur le pont. Elles regardent alentour pour mesurer l’ampleur des dégâts. Mais il n’y a pas grand-chose à vrai dire, rien de grave. Emilienne se plaint de la casse dans la cuisine, de la vaisselle qu’il faudra remplacer à la prochaine escale. Il y a des éclats de verre et de porcelaine partout et Noémie, plus mince qu’elle et plus agile surtout se livre à toutes sortes de contorsions pour ramasser les débris. Il y en a partout. Seule Bérénice est restée enfermée dans sa cabine.
Après s’être livré à maints savants calculs, Louis a fait hisser les voiles et nous avons pu lever l’ancre. En peu de temps, nous débouchons dans l’anse de Porto. La Sarrasine jette l’ancre aux abords de Bussaglia. Louis annonce que ce soir nous irons tous à Porto. Nous avons bien mérité une petite récompense. Muriel et Valentine, ravies de l’aubaine, demandent l’autorisation de s’y rendre tout aussitôt. Elles trouveront bien une carriole pour les véhiculer jusqu’au petit port. Louis demande à Zénon et à César de mettre le canot à l’eau. Caroline et moi, que les émotions de l’après-midi n’ont pas réussi à épuiser, décidons de descendre sur cette longue plage déserte, bordée d’eucalyptus. Nous grimpons dans le canot avec les deux amies. Zénon et César rament en direction de la plage et nous aident à débarquer. « Surtout pas d’imprudences », lance César à notre intention.
SUITE, LE TOUR DE CORSE À LA VOILE, 19
RETOUR VERS L'AVANT-PROPOS de ce Journal de croisière de la Belle Époque
Commentaires