Girolata, lundi 19 juillet 1909
Nous avons quitté L’Île Rousse ce matin à huit heures. Il fait un temps superbe et la mer est magnifique. La Sarrasine file droit devant, en direction de Calvi. Déjà la cité chauve dresse son nid d’aigle à l’extrémité arrondie du golfe. Une immense plage de sable blanc étire sa courbe jusqu’aux contreforts de la citadelle. Figuiers de Barbarie et aloès s’accrochent dans les anfractuosités de roche, effilochent leurs palmes et leurs épines le long des pentes raides, glissent jusqu’à l’extrémité de l’eau. De nombreux voiliers font halte dans ce lieu grandiose. Une forêt ondoyante de mâtures cliquette sous la brise. Nous ne ferons pas halte dans la ville génoise qui vit naître, selon certains, le grand Christophe Colomb. Dommage, j’aurais volontiers flâné dans les ruelles, à la recherche de sa demeure.
Nous passons au large de la pointe de la Revellata, surmontée de son phare. Zénon a entendu dire que derrière, dans le creux de la presqu’île, se trouve la grotte des Veaux marins. Louis lui prête sa longue vue, puis Zénon me la tend à son tour. On distingue en effet une énorme cavité dans la roche, mais j’ai beau écarquiller les yeux, les colonies de phoques-moines restent invisibles. La côte est de plus en plus belle, de plus en plus déchiquetée aussi. Les montagnes altières viennent s’ancrer dans la mer, parfois couvertes sur leurs sommets d’une neige éternelle. Des roches rouges, taillées à vif, plongent leurs racines dans des anses d’un vert d’émeraude. Je comprends Ulysse et l’appel des sirènes. Je me plais à imaginer qu’il a dû venir jusqu’ici et que la beauté de ce rivage ne lui était pas inconnue. Que peut-être il s’est attardé dans ces eaux, abritant ses amours clandestines dans quelque grotte marine. Bien sûr, il ignorait sans doute qu’il croisait le long de la Scandola. Mais il a vu comme moi aujourd’hui, j’en suis certaine, les grandes falaises perforées de « tafoni » qui succèdent à des pitons escarpés rongés par l’érosion. Peut-être, le soir, a-t-il tremblé d'inquiétude à la vue de ces roches zoomorphes ?
Des tourbillons d’oiseaux sillonnent le ciel au-dessus du voilier puis s’en retournent nicher dans les trous de ces roches acérées. De grands oiseaux blancs se posent parfois sur une crête de rocher qui affleure : des cormorans peut-être ou des balbuzards pêcheurs. Tant de beauté m’éblouit et je voudrais tant être sûre de ne rien oublier de tout ce que je vois. Je cherche des yeux les dauphins et les mérous, je scrute les eaux qui cachent dans leurs plis les gorgones. Ce nom, sorti tout droit de mes versions latines, me fait rêver. Je sais qu’ici, les fonds marins de la presqu’île sont sillonnés par les mérous et les marsouins et par toutes sortes d’espèces dont le nom m’échappe. Je distingue par endroits les mouvances ensorcelantes de ces fonds. L’eau est si claire, l’eau est si transparente que j’ai envie de plonger pour m’assurer de sa consistance, de sa liquidité.
Passée la Punta de Scandola, nous embrassons la superbe découpe du golfe de Girolata. Nous y mouillons et jetons l’ancre pour un moment. C’est un site d’une beauté sauvage, que rien ne semble devoir altérer. Une tour génoise garde l’entrée du golfe et il me semble distinguer les murs d’une fortification, les restes d’un fortin probablement, et quelques maisons de pêcheurs. Le maquis coule dense et serré jusqu’à la mer. Le porphyre rouge flamboie sous le soleil. Ici je me sens à l’écart du monde. Pour l’éternité. C’est tout juste si, levant les yeux vers la montagne, je devine à flanc de colline le tracé mince et sinueux d’une route qui va son chemin vers les cimes. Mais nulle trace de voie qui descendrait du col de la Croix jusqu’au minuscule village de Girolata. Des vaches paissent paisibles sur la plage de Tuara. J’aimerais bien m’y rendre, j’aimerais mettre pied à terre sur ce rivage si bucolique et si vierge. J’aimerais me sentir enclose dans cette ceinture minérale et éprouver de l’intérieur le poids du relief.
Pourtant, je ne sais quoi d’inquiétant vient soudain troubler ce calme à la fois pastoral et marin.
SUITE, LE TOUR DE CORSE À LA VOILE, 18
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