L’Île-Rousse, Dimanche 18 juillet 1909 (suite)
Au sortir de San Antonino, nous nous dirigeâmes vers le couvent de Corbara. Bordé de murets réguliers, le sentier muletier serpente au-dessus de la contrée aride des Agriates. Nous avons quitté la calèche pour rejoindre le couvent aux hauts murs blanchis à la chaux où fut exilé pendant seize mois le père Henri Didon. C’est là qu'un dominicain a évoqué la lettre adressée par le Père Didon à Caroline Commanville, nièce de Flaubert, « le terrible soleil corse » et « le cadavre décharné et desséché des grands pics ». C’est aussi sous ce même ciel implacable que le Père avait reçu jadis Guy de Maupassant et rédigé une Vie de Jésus.
Caroline, que l’histoire du lieu n’intéresse guère, s’inquiète plutôt de savoir comment s’y prendre pour cueillir des figues de Barbarie. Les figuiers qui jalonnent le sentier croulent de fruits rouge orange, mais les épines, minuscules et serrées, sont dissuasives.
Un jeune berger, dont je n’avais pas remarqué la présence, tapi à l’ombre d’un olivier, a saisi son manège. Il surgit de derrière un « pagliaghju », escalade le muret qui le sépare de Caroline et lui tend un fruit qu’il dépèce de sa gangue d’épines. Il le lui tend d’un geste silencieux de la main. Elle hésite, puis se ravise et accepte le fruit inconnu. Elle est surprise par son goût un peu douceâtre et par les graines serrées qui roulent sous sa dent. Le jus coule de sa bouche. Pendant ce temps-là, le jeune garçon muni d’une perche crantée détache les figues les unes après les autres. Il les dépose dans un panier en osier et de son canif, il fait une entaille dans la chair afin de pouvoir détacher la peau, délicatement. Pourtant, il a beau faire et prendre toutes les précautions nécessaires, il a des piquants au bout des doigts, qu’il n’arrive pas à déloger. Il rit de bon cœur. Tant pis, il verra cela plus tard. Il explique à Caroline que c’est comme avec les piquants d’oursins. Ils se détachent d’eux-mêmes au bout de quelques jours. Il suffit d’attendre. C’est une question de patience. Pour l’instant, le jeune garçon s’avance vers le groupe et propose aux visiteurs des figues juteuses et alléchantes. Caroline est ravie, elle ne résiste pas aux plaisirs de cette dégustation inattendue. Bérénice, plus méfiante, hésite puis se laisse convaincre par le sourire éclatant de blancheur du jeune pâtre qui s’empresse nu-pieds au-devant d’elle. Pour moi, je déguste ce fruit à la chair grenue tout en écoutant Carlo raconter l’histoire de la Balagne et de ses familles les plus célèbres.
Il est déjà tard lorsque nous regagnons La Sarrasine qui balance sa ligne élégante et fuselée sous la brise du soir. Un fumet de soupe de poissons embaume l’air. Muriel et Valentine ont tenu à préparer la table et à aider Emilienne à ouvrir les oursins. C’est la surprise que nous ont réservée Joseph et Zénon . Ils en ont cueilli de pleins paniers, là-bas, dans les rochers. Les oursins rutilants étirent leurs épines noires aux reflets mauves. Ils offrent leur chair orangée à notre désir. Nous sommes affamés et nous ne résistons pas davantage aux plaisirs de la table. C’est la première fois que je mange des oursins. J’ignore quel goût cela peut bien avoir. Louis a sorti de sa réserve un excellent vin de Cassis. Qui se mariera très bien avec les saveurs de la soupe de poissons et la friture de poissons de roche que les pêcheurs ont rapportée à pleins paniers. Les conversations vont bon train. Muriel et Valentine font le récit de leur retour dans une voiture tirée par des chevaux. Elles sont très heureuses de leur journée et se disent prêtes à d’autres aventures. En attendant, elles se régalent d’oursins. Moi aussi, je dois reconnaître que cette saveur iodée me fascine. Je ferme les yeux pour éprouver au plus près le goût de cette chair fine et grenue dont la couleur orangée emplit mon palais. La soirée à table se prolonge. Zénon nous berce des sons tirés de son pipeau. Et Joseph gratte des airs napolitains sur sa mandoline. La nuit parfumée nous enveloppe. La ville clignote des toutes ses lumières silencieuses.
Silencieuses ? Non pas vraiment. Une rumeur indicible, un léger frou-frou recouvre le mystère des maisons. Volets clos sur leurs secrets.
SUITE, LE TOUR DE CORSE À LA VOILE, 17
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Merci pour le texte du Tour de Corse à la voile sur Corbara : j'y étais l'an dernier en juillet sur le coup de 14-15 H : une véritable folie. Il faisait une chaleur torride. Rien n'a changé.
Je t'embrasse
Christiane
Rédigé par : Christiane | 10 avril 2007 à 16:19