Le 16 avril 1972, l'écrivain japonais Yasunari Kawabata se donne la mort à Zushi, à proximité de Yokosuka.
Né à Osaka le 11 juin 1899, Kawabata est élevé par ses grands-parents. Leur disparition lui inspire le Journal de ma seizième année (1925). Attiré par la peinture, Kawabata entreprend néanmoins des études de lettres à l'Université impériale de Tôkyô. Il participe dès 1921 à la fondation de plusieurs revues littéraires ― Pensée nouvelle (Shinshichō), Les Annales littéraires (Bungei-shunjū, 1924), L’Ère de la littérature ―, et entreprend d’écrire La Danseuse d'Izu (Izu no odoriko, 1926 pour la version définitive). Dans le même temps, il publie des « romans miniatures », récits brefs rassemblés dans un recueil intitulé Récits de la paume de la main (tenohira no shôsetsu), empreints des obsessions de l'auteur : angoisse de la solitude, fatalité tragique de l'amour, obsession de la mort. L'œuvre de Yasunari Kawabata – Pays de neige (Yukiguni, 1935-1948), Nuée d'oiseaux blancs (Senbazuru, 1949-1952), Le Grondement de la montagne (Yama no oto, 1949-1954), Le Maître ou le Tournoi de Go (Meijin, 1942 - 1954), Les Belles Endormies (Nemureru bijo, 1961), Le Lac (Mizu-umi, 1955), Kyôto (Koto, 1962)― , est couronnée en 1968 par le Prix Nobel de littérature. Tristesse et beauté (Utsukushisa To Kanashimi To, 1961-1965), le dernier roman écrit par Kawabata avant sa mort, est « une méditation subtile » sur des thèmes chers à l'écrivain. Amour, érotisme et mort.
C'était le premier thé de la saison ; il avait été offert à Otoko lorsqu'elle s'était rendue dans la région d'Uji, pour y faire quelques croquis sur le vif. Elle n'avait fait aucune esquisse des jeunes cueilleuses de thé. Elle s'était contentée de représenter, sur toute la surface de la toile, les ondulations courbes des arbres à thé se pressant les uns contre les autres. Elle était retournée plusieurs fois à Uji et avait fait de nombreux croquis, en tenant compte des jeux d'ombre et de lumière sur les buissons de thé. Keiko l'accompagnait. Un jour, Keiko avait demandé: « N'est-ce pas de l'art abstrait que vous faites là ? ― Cela aurait pu en être, si c'était toi qui l'avais peint. Bien que ce soit là une marque de hardiesse de ma part, je m'efforce seulement d'harmoniser entre eux le vert des jeunes pousses et des vieilles feuilles, ainsi que les ondoiements souples des buissons et les variations de couleurs. » Dans son atelier, Otoko, aidée de ses nombreux croquis, avait fait une première ébauche de paysage. Cependant, ce n'était pas seulement l'intérêt qu'elle avait trouvé aux vertes ondulations et à leurs coloris nuancés, ainsi qu'aux lignes ondoyantes des buissons, qui avait amené Otoko à peindre les plantations de thé d'Uji. Après sa rupture avec Oki, elle était partie pour Kyôto avec sa mère, mais elle ne parvenait pas à chasser de sa mémoire les plantations de thé des environs de Shizuoka vues de la fenêtre du train, de ce train qu'elle prenait si souvent entre Tôkyô et Kyôto. Elle les apercevait parfois en plein midi, parfois dans la soirée. Elle n'était alors qu'une étudiante et ne songeait guère à devenir peintre. Mais la vue de ces plantations de thé avivait encore la douleur qu'elle éprouvait d'avoir été séparée d'Oki. Elle n'aurait su dire pourquoi ces modestes plantations seules la bouleversaient, alors que s'offraient à sa vue, sur cette ligne du Tôkaidô, des montagnes, des lacs, la mer, parfois même des nuages aux teintes délicates. Peut-être était-ce le morne vert des plantations ou la mélancolie des ombres du soir tombant sur les billons entre les buissons qui avaient réveillé sa peine ? Les pentes où poussait le thé étaient peu élevées et semblaient artificielles, factices, avec les ombres denses sur les billons et les buissons de thé faisaient songer à un vert troupeau de moutons dociles. Peut-être la tristesse que Otoko éprouvait déjà avant de quitter Tôkyô s'était-elle faite plus poignante lorsque le train avait quitté Shizuoka ? [...] Bien qu'elle ait lu Une jeune fille de seize ans et qu'au cours de leurs conversations sur l'oreiller, Otoko ne lui ait rien dissimulé au sujet d'Oki, Keiko ne semblait pas avoir discerné dans ces esquisses faites à Uji la marque de l'ancien amour d'Otoko. Elle appréciait la manière abstraite dont Otoko avait rendu les buissons de thé au moyen de lignes souples et rebondies, mais s'étonnait que ces croquis s'éloignassent autant de la réalité. Otoko, quant à elle, riait de ces ébauches. « Vous n'allez utiliser que du vert, n'est-ce pas ? demanda Keiko. ― Bien sûr. Je peins des plantations de thé à l'époque des cueillettes... Harmonie et variations en vert ! ― Je me demande si je ne devrais pas mettre du rouge ou du violet. Peu importe si cela ne ressemble plus à une plantation de thé. » Yasunari Kawabata, Tristesse et beauté, Éditions Albin Michel, 1981, pp. 70-72. Traduit du japonais par Amina Okada.
Il y a, dans les Vues illustrées des sites célèbres de la capitale, un passage que l’on cite souvent et qui évoque la fraîcheur des soirées sur le bord de la rivière Kamo : « … Les terrasses des maisons de plaisirs à l’est et à l’ouest dominent les berges de la rivière et leurs lumières, semblables à des étoiles, se reflètent dans l’eau, semblables à des étoiles, se reflètent dans l’eau, tandis que les gens festoient, installés sur des sièges bas. Les coiffes pourpre sombre des acteurs de Kabuki flottent au vent de la rivière – intimidés par l’éclat du clair de lune, ces beaux jeunes gens s’éventrent avec une grâce telle que nul ne songe plus à détourner d’eux son regard. Les courtisanes sont au faîte de leur beauté, plus exquises que des roses de Chine et il émane d’elles, tandis qu’elles s’en vont de-ci, de-là, un parfum d’orchidées et de musc… » Alors apparaissent les conteurs d’histoires drôles et les mimes : « Il y avait des singes qui interprétaient des farces, des chiens qui luttaient ensemble, des chevaux de cirque, des acrobates qui jonglaient avec des oreillers, d’autres encore qui se balançaient avec des cordes. On entendait les cris d’un vendeur ambulant, les bruits d’eau provenant des boutiques de tokoroten, des cliquetis de verre qui semblaient comme une invite à la brise de la rivière. Des oiseaux étranges de Chine et du Japon, des bêtes sauvages venues du fin fond des montagnes étaient rassemblés que tous observaient, tandis que festoyaient sur les berges de la rivière des gens de toutes conditions… » Durant l’été de 1690, Bashô se rendit également sur ces lieux et écrivit : « C’est du coucher du soleil aux premières lueurs de l’aube, installé au bord de la rivière en mangeant et en buvant du saké, qu’il faut jouir de la fraîcheur du soir. Les femmes nouent leur obi de façon majestueuse, les hommes sont revêtus de leur haori, des bonzes et des vieux messieurs se mêlent à la foule et même les jeunes apprentis tonneliers ou forgerons chantent à tue-tête. Une vraie scène de la capitale !
Il y a sur les berges de la rivière toutes sortes de curiosités, des petits théâtres avec des lanternes en papier, des lampes à huile et des feux de joie qui brillent lent comme en plein jour. » Vers la fin de l’ère Meiji, les premiers manèges firent leur apparition et, au début de l’ère Taishô, les premiers trains en direction d’Osaka commencèrent à rouler sur la berge orientale de la rivière Kamo, une fois qu’on en eut agrandi le lit. A présent, seules les terrasses de Kami-Kiyamachi, de Ponto-chô ou de Shimo-Kiyamachi perpétuaient, aux yeux d’Otoko, le souvenir des scènes qui s’y déroulaient autrefois et qu’évoquaient les livres : « Les coiffes pourpre sombre des acteurs de Kabuki flottent au vent de la rivière ― intimidés par l’éclat du clair de lune, ces beaux jeunes gens s’éventent avec une grâce telle que… » L’image de ces jeunes acteurs au clair de lune, leurs silhouettes troublantes se mêlant à la foule, se présentait souvent à l’esprit d’Otoko. La première fois qu’elle avait vu Keiko, Otoko avait trouvé une certaine ressemblance entre la jeune fille et ces acteurs de Kabuki. Maintenant encore, installée à la terrasse de la maison de thé Ofusa, Otoko se rappelait ces temps révolus. Ces acteurs de Kabuki devaient montrer plus de féminité, plus de grâce que Keiko, avec ses allures de garçon manqué. Une fois de plus, Otoko se dit que c’était bien grâce à elle que Keiko était finalement devenue la ravissante jeune fille qu’elle était à présent. « Keiko, te souviens-tu du jour où tu es venue chez moi pour la première fois ? dit-elle. ― N’en parlons plus, Otoko. ― Il m’avait semblé voir entrer un fantôme ! » Keiko saisit la main d’Otoko, introduisit son petit doigt dans la bouche, le mordit et regarda son amie à la dérobée. Puis, elle murmura : « C’était bien un soir de printemps et une légère brume bleu pâle enveloppait le jardin… Tu semblais flotter dans la brume… » Yasunari Kawabata, Tristesse et beauté, Éditions Albin Michel, 1981, pp. 128-129-130-131. Traduit du japonais par Amina Okada. |
YASUNARI KAWABATA ■ Yasunari Kawabata sur Terres de femmes ▼ → 11 juin 1899 | Naissance de Yasunari Kawabata (extrait des Belles Endormies) → 17 octobre 1968 | Yasunari Kawabata, Prix Nobel de littérature (+ extrait de La Danseuse d'Izu) Pour entendre Yasunari Kawabata dans un court extrait du Discours prononcé à Stockholm le 12 décembre 1968, cliquer ICI |
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j'ai écrit une nouvelle, La Courtisane, qui respire, avec mes mots, l'univers de Y. Kawabata et la fatalité tragique de l'amour. C'est bien sûr un essai !
Mes lectures de Kawabata restent les plus chères à mon coeur.
Rédigé par : corinne | 21 avril 2007 à 16:43
On peut peut-être rappeler à cette occasion la collaboration de Kawabata et Teinosuke Kinugasa (1895-1982) qui donna lieu en 1926 à la réalisation de Kurutta Ippeji, fortement inspiré par l’expressionnisme allemand, où l’on suit une femme abandonnée, internée après avoir noyé son enfant. A l’origine, il s’agissait d’un film muet, mais la bande son a été entièrement revisitée par un compositeur contemporain (Satoru Wono) cette année même, si mes souvenirs sont bons.
-- amicalement --
Film muet en NB – 60 mn – 16 mm / Réalisé par Teinosuke Kinugasa, 1926 / Titre original : Kurutta Ippeji (Japon) / (Création musicale : Satoru Wono, 2007).
Rédigé par : Déborah Heissler | 22 avril 2007 à 14:23
Merci Déborah pour ces précisions.
=>Pour info, le 25 avril 2007.
Rédigé par : Webmestre de TdF | 22 avril 2007 à 14:48
Merci pour la référence … exactement … en fait je pensais à ce lien étrange, qui allie étroitement dans mon esprit, la tradition japonaise et l’expressionnisme allemand (au travers du souvenir que j’ai gardé d’un spectacle de "Kabuki" donné à Garnier tout récemment). Mais c’est probablement une association un peu rapide, qui n’engage que moi en définitive.
Je n’ai pas eu l’occasion de prendre connaissance de cette toute nouvelle version, sonorisée -- d’où mon intérêt pour votre article.
Rédigé par : Déborah Heissler | 22 avril 2007 à 22:46