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OYA, LA DÉESSE NOIRE
Mardi 13 avril 1948, exactement un mois après qu'il avait quitté l'estuaire de la Gironde, le Surabaya entrait dans la rade de Port Harcourt, par une fin d'après-midi grise et pluvieuse, avec de lourds nuages accrochés au rivage. Sur le quai, il y avait cet homme inconnu, grand et maigre, son nez en bec d'aigle chaussé de lunettes d'acier, les cheveux clairsemés mêlés de mèches grises, vêtu d'un étrange imperméable militaire qui tombait jusqu'aux chevilles, découvrant un pantalon kaki et ces souliers noirs et brillants que Fintan avait déjà remarqués aux pieds des officiers anglais à bord du bateau. L'homme a embrassé Maou, il s'est approché de Fintan et lui a serré la main. Un peu en retrait des bâtiments de douane, il y avait une grosse Ford V 8 vert émeraude, cabossée et rouillée, le pare-brise étoilé. Maou est montée à l'avant à côté de Geoffroy Allen et Fintan s'est installé sur le siège arrière au milieu des paquets et des valises. La pluie ruisselait sur les vitres. Il y avait des éclairs, la nuit venait. L'homme s'est retourné vers Fintan, il a dit: « Tu vas bien, boy ? » La Ford a commencé à rouler sur la piste, dans la direction d'Onitsha.
[...] Bony et Fintan venaient souvent sur la petite plage, à l'embouchure de l'Omerun, pour épier Oya. C'était un endroit sauvage avec des oiseaux, des grues, des hérons. Le soir, le ciel devenait jaune, les plaines d'herbes s'assombrissaient. Fintan s'inquiétait. Il appelait Bony à voix basse: « Viens ! Partons maintenant ! »
Bony guettait Oya. Elle était nue au milieu de la rivière, elle se lavait, elle lavait ses vêtements. Le coeur de Fintan battait fort, pendant qu'il regardait à travers les roseaux. Bony était devant lui, pareil à un chat à l'affût.
Ici, au milieu de l'eau, Oya n'avait pas l'air de la folle à qui les enfants jetaient des noyaux. Elle était belle, son corps brillait dans la lumière, ses seins étaient gonflés comme ceux d'une vraie femme. Elle tournait vers eux son visage lisse, aux yeux allongés. Peut-être qu'elle savait qu'ils étaient là, cachés dans les roseaux. Elle était la déesse noire qui avait traversé le désert, celle qui régnait sur le fleuve.
Un jour, Bony osa s'approcher d'Oya. Quand il arriva sur la plage, la jeune fille le regarda sans crainte. Simplement elle prit sa robe mouillée sur le rivage et elle l'enfila. Puis elle se glissa au milieu des roseaux, jusqu'au chemin qui remontait vers la ville. Bony était avec elle.
Fintan marcha un instant sur la plage. Le soleil de la fin de l'après-midi éblouissait. Tout était silencieux et vide, il y avait seulement le bruit de l'eau de la rivière et, de temps en temps, une note brève d'oiseau. Fintan avança dans les hautes herbes, le coeur battant. Tout à coup, il vit Oya. Elle était couchée par terre, et Bony la tenait, comme s'il luttait avec elle. »
J.M.G. Le Clézio, Onitsha, Éditions Gallimard, Collection folio, 1991, pp. 65-66/106-107.
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