Le 10 avril 1934 naît à Buenos Aires Silvia Baron Supervielle. Apparentée au poète Jules Supervielle, Silvia Baron Supervielle, traductrice de Jorge Luis Borges, de Silvina Ocampo et d'Alejandra Pizarnik, est l'auteure de nombreux essais, récits et poèmes. Après sa traduction des Fragments verticaux de Roberto Juarroz, elle a composé Les Nouvelles Cantates, ouvrage inspiré de la Bible. En 2002, elle obtient le Prix Tristan Tzara pour Le Pays de l'écriture, publié aux éditions du Seuil. Ses cinq derniers recueils de poèmes ont été publiés chez Arfuyen : Après le pas, 1997 ; Essais pour un espace, 2001 ; Pages de voyage, 2004 ; Autour du vide, 2008 ; Sur le fleuve, 2013.
J'ai peur d'oublier. Le souvenir fragile pourrait faire naufrage, l'histoire de la plaine se volatiliser, la réalité de ma vie dans le pays que j'ai quitté se changer en monde imaginaire de l'écriture. J'ai peur que les deux langues se soudent et que je ne puisse pas les départager. Peur de passer dans les images de mes yeux et de ne plus retrouver ma réalité qui est bien plus extraordinaire que celle des fables de l'écriture. Ma réalité est une Région où le temps ne s'aventure pas. C'est pourquoi, elle n'a pas de passé. Je ne l'a vécue que par personne interposée; elle se confond avec ses rêves; il en parle comme quelqu'un d'autre pourrait le faire. Seul mon corps la connaît. J'ai cette réalité inscrite sur le corps. Illusion d'écrire grâce à sa démarche, le mouvement de ses mains, son expression irréductible. Parallèlement, je tente de ne pas me distinguer des passants qui me croisent. Autant que je le peux, je me range à leur comportement, imite leur accent, fais usage des paroles qu'ils emploient : nul ne doit détecter la réalité inscrite sur mon corps. J'ai abandonné les lointains les plus aimés, si proches que je pourrais les toucher, et les vivants et les morts les plus précieux, mais je n'abandonnerai jamais, même après ma mort, la langue de ma mère. C'est elle le souvenir, elle qui m'empêche de disparaître dans la langue nouvelle qui me transforme, elle la réalité inscrite sur moi, qui triomphera de celle avec laquelle l'habitude me cerne. Le corps s 'oppose à des épisodes ou s'abandonne à eux. Il se met en travers de l'obscurité. Il sert d'obstacle à de violentes lames de fond. Résister aux avalanches de la pensée est une autre façon d'écrire. Tant que le corps, de sa seule forme et force, fera face à ces lames et avalanches qui l'assaillent, ma réalité ne sera pas vaincue par le temps ni métamorphosée par la fiction. Qui est je. Qui elle ? Je me remets à mon pas. Qui est le corps ? Il me sert d'éclaireur ; je me laisse conduire par lui sans céder à ses impulsions de sortir, émerger, courir éperdument aussi, et essayer de franchir, de s'envoler. Il aspire à étreindre un autre corps pour s'inscrire lui-même. Je le ramène à la chaise, devant la table. Je cherche quelque chose, je ne saurais dire quoi, sur les papiers; des gouttes y tombent doucement, blanches, les unes sur les autres imprimant sur la page de petits cercles enflés qui sèchent et s'évaporent. Des mots se forment dans les cercles. Les gouttes remontent de la gorge aux yeux et descendent jusqu'à la main qui transcrit sans déchiffrer. Qui est la main ? Je me colle à mon corps. Je sais que « lui aussi deviendra un peuple »*. Il est déjà un peuple qui, sans langue ni patrie, devient tous les habitants de la terre : étrangers, natifs, nomades, gitans, émigrants, pèlerins, et tous les animaux de diverses terres et époques avec leur rêve commun et leur aspect individuel. Un peuple qui épouse les mœurs de ses voisins. À chaque pas, à chaque étape du parcours, le peuple de mon corps a le désir de retrouver le désert afin de redevenir celui qu'il fut autrefois, de l'autre côté de la mer. De revivre la réalité qu'il a vécue avant que l'exil ne la change en écriture. Je dois l'avouer : il m'arrive d'oublier cette réalité et de me mêler aux lettres qui brillent dans les gouttes. De temps à autre : vibration d'un gong. On frappe avec une baguette à tampon sur ma poitrine. On emporte ma main. On substitue ma réalité à une autre. On écrit avec une ombre qui risque de ne plus être la mienne. L'ombre aussi se transforme avec le temps. Je ramène à moi l'ombre première. À moi les chevaux, les arbres, les parfums de mon premier pays. Le pas me montre la direction. Arrivé à un croisement, guidé par une boussole propre, il me mène vers la voie de la sortie. C'est un pas général sur un chemin particulier. Silvia Baron Supervielle, Le Pays de l'écriture, éditions du Seuil, 2002, pp. 40-42. _______________________ * Genèse 48,17. |
SILVIA BARON SUPERVIELLE Source ■ Silvia Baron Supervielle sur Terres de femmes ▼ → [que j’aille par le nord] (poème extrait de L’Eau étrangère) → Alphabet des lieux remarquables (poème extrait du Pays de l'écriture) → Le marcheur séparé (autre poème extrait du Pays de l'écriture) → [le soleil remue les miroirs] (poème extrait de Sur le fleuve) → (dans la galerie Visages de femmes) un Portrait de Silvia Baron Supervielle (+ un poème extrait de La Distance de sable) ■ Voir aussi ▼ → (sur Terres de femmes) Ana Nuño | Sextina de mis muertos |
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