Ph., G.AdC
LA DIMONIA DE CAGLIARI
« Dans chaque famille, il y a toujours quelqu’un qui paie son tribut pour que l’équilibre entre ordre et désordre soit respecté et que le monde ne s’arrête pas ».
Ainsi s’exprime la mère de la narratrice de Mal de pierres, quelque temps avant le mariage de sa fille. La narratrice ? Une jeune Sarde qui ouvre les tiroirs à secrets de ses aïeules, découvre leurs drames cachés et leurs rêves meurtris, libère les histoires qui courent et qui s’enroulent d’une génération à l’autre, d’une vie à l’autre, d’une grand-mère à l’autre. Chacune d’elles, la maternelle, la paternelle, payant de son abnégation pour que l’ordre - marital ou familial - ne s’effondre pas. Un ordre archaïque qui veut que les femmes toujours, dans cette Sardaigne des années quarante, épousent l’homme qui leur a été choisi. Sans tenir compte jamais de leurs aspirations ni de leurs attentes. L’amour, perdu ou ardemment désiré, est le fil conducteur qui frémit de femme en femme, jusqu’à la dernière descendante, la jeune narratrice, qui réhabilite par son récit ses deux grands-mères et les rend à leur vrai visage, à leur vraie grandeur. De préoccupations en revendications tacites mais tenaces, il aura toutefois fallu trois générations de femmes - dont la talentueuse et bouleversante héroïne de Mal de pierres -, pour qu'advienne librement l’amour. « Qui est la chose la plus belle ».
Traitée par sa propre mère de « dimonia », l’héroïne, grand-mère paternelle de la narratrice, autour de laquelle gravitent tous les autres personnages, est une femme de feu. Rongée par le mal de pierres mais plus encore par le mal d’amour, la belle « dimonia » de Cagliari se défend, imprévisible. Mais il faut attendre les dernières pages du récit pour en découvrir l’ultime et salvatrice manière.
Pourquoi, dès ma lecture du titre, Mal de pierres est-il entré – comme par évidence – en résonance immédiate avec Mal de Lune ? Par sa concision et son climat, le récit de Milena Agus me renvoie en écho à la nouvelle de Luigi Pirandello. De Sicile à Sardaigne, un fil court qui unit les deux îles dans les mêmes drames et les mêmes révoltes. Les mêmes silences. Et les façonne à la même rudesse. Pourtant, à la densité noire de l’écriture pirandellienne, Milena Agus oppose une écriture parlée, enjouée et rapide. Énergique et drôle.
Très éloigné du pessimisme de Mal de lune, le récit de Milena Agus surprend par sa liberté de ton et sa fraîcheur. Mal de pierres, bouleversant de poésie et de lumière.
Angèle Paoli
D.R. Texte angèlepaoli
EXTRAIT
« La nuit, dans leur lit haut perché, grand-mère se pelotonnait le plus loin possible de lui, au point que souvent elle tombait et quand, les nuits de lune, la lumière entrait par les volets des portes qui donnaient sur la lolla et éclairait le dos de son mari, elle avait presque peur de cet étranger installé sous leur toit, dont elle ne savait s’il était beau ou laid, de toute façon elle ne le regardait pas et lui ne la regardait pas. Si grand-père dormait profondément, elle faisait pipi dans le pot de chambre rangé sous le lit, sinon il suffisait qu’il bouge imperceptiblement pour qu’elle mette son châle, sorte de la chambre et traverse la cour par n’importe quel temps, pour aller aux cabinets à côté du puits. Du reste, grand-père n’essaya jamais de l’approcher, il se tenait lui aussi recroquevillé de l’autre côté, tout corpulent qu’il était, il tomba plusieurs fois et ils étaient tous les deux pleins de bleus. Quand ils étaient seuls, c’est-à-dire uniquement dans leur chambre, ils ne parlaient jamais. Grand-mère récitait ses prières du soir et pas grand-père, car il était athée et communiste. Puis un des deux disait : « Passez une bonne nuit », et l’autre répondait : « Bonne nuit, vous aussi ».
Milena Agus, Mal de pierres, Liana Levi, 2006, pp. 18-19. Traduit de l’italien par Dominique Vittoz.
A propos d'une Sicilienne, Modesta, qui refuse de se plier à un équilibre toujours maintenu en défaveur des femmes, le très beau roman de Goliarda Sapienza, L'Art de la joie (L'arte della Gioia) aux Editions Viviane Hamy. Son début, violent, presque animal de sensualité, promet un échappatoire de bonheur à celles qui misent sur la joie, à tout prix.
Rédigé par : Emilie Delivré | 28 mars 2007 à 12:27