Chroniques de femmes - EDITO
La Pensée de midi, mars 2007
BEYROUTH XXIe siècle
Mars 2007. La Pensée de midi consacre son vingtième numéro à Beyrouth. Beyrouth XXIe siècle, un important dossier placé par Thierry Fabre sous l’autorité tutélaire d’Albert Camus.
Henri Cartier-Bresson
Albert Camus, 1947
Magnum Photos
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SOUS L’ÉGIDE D’ALBERT CAMUS
En ces temps de sombres déflagrations et de marasme sanglant, Albert Camus est, de tous les écrivains dits « engagés », celui qui, au-delà du maître à penser, est bien le « maître à vivre » dont le monde méditerranéen a besoin pour ne pas succomber « à l’air du temps ». Comment « résister à l’air du temps », c’est la question posée par l’ouvrage que Jean Daniel a consacré à Albert Camus : Avec Camus, Comment résister à l’air du temps (Gallimard, 2006). Question brûlante. Pour esquisser l’amorce d’une réponse, La Pensée de midi propose « en débat » un entretien avec l’auteur, qui affirme son « admiration sans borne pour les êtres solitaires » qui savent échapper « aux pressions, non pas de ceux qu’ils détestent, ce qui est facile, mais de ceux qu’ils aiment ».
Le fil conducteur de ce numéro de mars de La Pensée de midi est donc Albert Camus, dont Thierry Fabre - reprenant les propos de Jean Daniel - souligne dans son éditorial combien les combats du journaliste d’Alger Républicain ou de Combat « sont d’une profonde actualité ». Et parce que La Pensée de midi choisit de ne pas céder à la pression de l’« idéologie dominante », et de lutter contre les intégrismes, Thierry Fabre et son équipe - dont Mohamed Kacimi, coordinateur du dossier - ont pris le parti de la vie et de l’avenir. En réunissant dans le dossier consacré à Beyrouth, des textes écrits par de « jeunes auteurs », témoins actifs de la guerre.
BEYROUTH, HYDRE DE L’HERNE OU PHÉNIX
« Confrontés à la brutalité de la guerre », les jeunes auteurs racontent Beyrouth la chaotique, ses folies, ses désordres, ses effervescences, ses rêves, ses révoltes et ses violences. Insaisissable, fluctuante, débridée - véritable hydre de l’Herne ou phénix -, Beyrouth, pilonnée, éventrée, massacrée, renaît sans cesse de ses cendres. Beyrouth, une ville à vivre ? Oui, malgré tout, en dépit de tout. Rageusement. C’est ce qui se lit à travers les témoignages rassemblés dans le numéro vingt de la revue.
Comment affronter et supporter les extravagances de Beyrouth ? Pour Olivier Rohe (fondateur de la revue Inculte et auteur de deux romans), qui ne décolère pas - « Beyrouth ville détestable, ville cimetière, ville chantier » -, sentir les battements de la ville passe par les pulsations de l’écriture. Une écriture dure, déjantée, martelée par des respirations et des répétitions, rythmée par les violences de la ville. Mais expliquer Beyrouth reviendrait à « réprimer la vie ». Beyrouth ne s’explique pas. Malgré les forces qui tentent de l’abattre, « la ville bordel immuable » résiste « dans sa capacité infinie débordante sauvage à produire de la vie ».
Yasmina Traboulsi évoque, elle, le périple « surréaliste » d’un de ses confrères mandaté au Sud Liban pour faire l’éloge du Golf Club de Ouzaï. « Rues sales et déglinguées ». Des trois possibilités qui lui sont offertes – « option golfeurs : œillères et océan vert ; option travailleurs : poussières et débrouille sur ceinture de misère ; option Hezb* : déshérités à secourir contre martyrs en devenir », le journaliste retient « l’option travailleurs ». Et le tacot d’Abdallah d’arpenter la banlieue sud de Ouzaï, « terre de réfugiés », « cinq cent mille âmes délaissées par l’Etat ». Le journaliste ne verra jamais Delhamiyeh Golf Club.
BEYROUTH , « NIGHT AND DAY »
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Avec Hala Moughanie, c’est la vie nocturne de Beyrouth qu’il nous est donné de vivre. À travers un vagabondage inépuisable, d’un quartier à l’autre de la ville, de bars en boites de nuit, plus échevelées les unes que les autres, la noctambule se livre à un vagabondage effréné. Qui correspond, selon l’auteur, « à l’âme de ce peuple d’immigrés ». À chaque bar, à chaque pub sa spécificité, son ambiance, sa symbolique. Ainsi du « De Prague » : on y rit, boit, mange, danse. On y découvre que « les autres » - « c'est-à-dire tous ceux qui ne sont pas de la même communauté religieuse que moi », ces « autres » « s’amusent comme nous ». « On se mélange », toutes communautés confondues. Et ça fait du bien ! Danser est une urgence, un divertissement nécessaire, garant de vie et de survie. Jusqu’au petit matin danser, à en perdre la raison, avant de repartir pour le Sud.
Retour à la vie diurne avec Omar Boustany. Et gros plan sur « La Place des Martyrs », la justement nommée. Surnommée aussi « Place de la Liberté », c’est elle qui transmet la température et les pulsations de la ville. Agora où se joue et se noue l’avenir politique de la cité, « La Place des Martyrs » est un espace populaire plein de vie. En temps de paix et d’insouciance, tous les Beyrouthins y convergent ; en temps de guerre, impasse et frontière, elle devient un no man’s land, paradis des snippers. Creuset de toutes les révoltes et de toutes les manifs, elle est le lieu où tout commence et où tout finit. Elle a pour « vocation de témoigner de l’achèvement et des espoirs libanais. »
Du samedi 15 juillet au vendredi 21 juillet 2006, Nadine Chehadé a tenu un blog de guerre. Au jour le jour, parfois à différents moments de la journée. Les événements d’envergure - l’attaque du port de Beyrouth et la destruction du phare, les raids sur les réserves de pétrole de l’aéroport - côtoient les difficultés du quotidien. L’annulation d’une soirée et les problèmes d’approvisionnement en eau. Les déflagrations minent la ville et reviennent à intervalles réguliers. « Difficile pourtant d’imaginer que c’est à nouveau la guerre ». Quelles solutions ? Quelles issues face aux menaces de plus en plus pressantes d’Israël ? Les rumeurs de rapatriement se précisent en même temps que s’organisent les évacuations et les secours. Les rêves d’avenir s’effondrent. Et lorsque le calme revient, les Beyrouthins s’inquiètent et s’interrogent. Que se trame-t-il ?
Le dramaturge beyrouthin Elie Karam voit dans sa ville deux vies distinctes. « La vie tout court » et « la vie au volant, avilissante ». Selon lui, la circulation routière est à l’image de « la névrose de la population ». Qui « s’acharne à s’évader, hors de la ville, vers la campagne, vers les frontières ». Sans respect aucun pour le code de la route, totalement aboli. Sur cette « terre de fanatisme, de féodalisme » où chacun roule pour « soi », la voie rapide conduit inéluctablement à la « démence » et à la mort.
Quel est le véritable ennemi ? Les autres ou bien soi-même ? s’interroge Elie Karam.
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ET LES FEMMES ?
Et les femmes ? Quelle place leur est accordée ? Quelle parole font-elles entendre ? Yasmine Gemayel, Darina al-Joundi, Carole Ammoun et Dima al-Joundi, chacune à leur manière et dans un registre différent, se penchent tour à tour sur les femmes. Pour les regarder vivre et les comprendre.
Yasmine Gemayel raconte les femmes qu’elle a rencontrées dans différents bars de la ville. Il y a Sandy, ravissante Beyrouthine de 19 ans, formatée par la Star Ak « version arabophone », qui cherche dans les nuits de la ville « l’homme qui saura la rendre heureuse ». Il y a Randa, étudiante libanaise de vingt-huit ans, grandie à Paris, arrivée tard au Liban. Déracinée, Randa qui se refuse à réduire l’université à une agence matrimoniale, a mis du temps à se réconcilier avec son pays. À l’adopter et à l’aimer. Il y a Lamia, vingt-cinq ans, qui se dit « lasse de la guerre », mais ne quittera jamais son pays. Même si elle souffre du poids des traditions qui pèsent sur les femmes. Il y a Rima, jeune avocate de vingt-neuf ans, qui a arrêté de travailler depuis qu’elle a un enfant. Engluée dans les rouages de la bourgeoisie aisée à laquelle elle appartient, Rima se soumet aux règles de son milieu. Et se laisse confortablement confiner dans l’image rassurante de maîtresse de maison et de cuisinière hors pair, satisfaite d’être prise en charge par son époux. Pour elle, comme pour tant d’autres, adhérer à la modernité n’est encore que façade.
Darina al-Joundi, tout en confiant à son amie Zahra, esthéticienne, réflexions et secrets intimes, brosse le portrait des Françaises et des Beyrouthines. Un tableau contrasté et drôle sur les us et coutumes des femmes en institut de beauté. Et dans l’alcôve !
Carole Ammoun raconte la genèse des Monologues du vagin, version arabe. Les multiples péripéties-réécriture, adaptation, création, censure… auxquelles Lina Khoury s’est vue confronter. Sans parler des réticences des actrices qu’il a fallu surmonter. Dans l’impossibilité de proposer la pièce d’Eve Ensler dans le texte original, Lina Khoury est contrainte d’en proposer une adaptation. Et rédige, à partir d’interviews, une première version des Propos de femmes. « Qu’est-ce que vous dérange en tant que femme au Liban ? » Telle est la question à partir de laquelle les douze monologues ont été construits. « Douze histoires de femmes, qui s’adressent aux femmes et aux hommes, douze histoires d’êtres humains. » Montrées pour la première fois devant une salle comble le 12 avril 2006, suspendues le 12 juillet 2006 pour cause de guerre.
La productrice et documentariste Dima al-Joundi dénonce l’esclavage qui se vit au féminin au Liban. Les victimes ? De jeunes Sri-lankaises qui s’expatrient, attirées par les offres alléchantes de bonnes à tout faire qui leur sont faites. Les exploitants ? Les familles bourgeoises du Liban et les agents de cet ignoble import-export humain. Dima Al Joundi remonte la filière qui la conduit jusqu’à Sri-Lanka, « l’île d’exportation des nouvelles esclaves », rencontre les agents « bénéficiaires » du trafic et suit la jeune Sashika depuis la séparation finale d’avec son mari et son enfant. Jusqu’à l’exil. Durement vécu. Assorti de conditions misérables et de violences, ensevelies sous le silence.
Le journaliste Emmanuel Villin a suivi Ahmad jusqu’à Borj el-Barajné. « L’un des douze camps de réfugiés palestiniens répartis sur le territoire libanais et l’un des quatre que compte Beyrouth. » Un camp plutôt calme comparé à d’autres. Engagé au sein du Fatah (principal parti de l’OLP), Ahmad l’est aussi dans l’ONG Caritas. Déchiré par ses propres contradictions - il « réclame l’octroi aux Palestiniens des droits civiques élémentaires » mais déclare « préférer mourir plutôt que de recevoir la nationalité libanaise ». Ahmad envisage de quitter son pays. Pour lui, la seule issue reste l’immigration. Et donc à nouveau l’exil.
ALÉAS ET REVIVISCENCE DE LA VIE CULTURELLE
Et la vie culturelle dans tout cela ? Trois auteurs en évoquent les aléas et les rebondissements.
Professeur de français au collège et à l’Université, Reem Khoury També examine avec humour l’évolution de la langue française et la place qu’elle occupe aujourd’hui parmi les étudiants. Considérée comme « langue de courtoisie », la langue française, « qui ne contribue plus au développement de l’individu » est reléguée à l’arrière-plan. Relayée au premier plan par l’anglais plus « branché ».
Carole Corm, diplômée de l’Université d’Harvard en études orientales, s’intéresse à la musique et aux multiples formes contestataires qu’elle prend au Liban. Depuis le « Bubble gum », symbole indéniable de libération sexuelle, en passant par le rap, la techno, l’électro, le trip-hop, la musique punk jusqu’à la musique alternative. D’une grande vitalité, la musique libanaise occupe une place exceptionnelle dans le monde du Moyen-Orient.
Pour Sarah Rogers qui s’intéresse à l’art, le Liban est un creuset vivace d’artistes très inventifs. Ceux de la « génération d’après-guerre », quel que soit le support utilisé - vidéo, photo, documents visuels - ont en commun « un intérêt critique pour la guerre, ses histoires et ses souvenirs ». Selon Sarah Rogers, l’artiste d’aujourd’hui assume un « rôle nouveau d’historien critique ».
Difficile de définir le cinéma libanais, déclare Katia Jarjoura, reprenant les propos de Wadih Safieddine, fondateur de la société de production Né à Beyrouth. « Cinéma éclaté, cinéma hétéroclite, cinéma vulnérable, emblématique d’un pays aux multiples fractures, soumis aux caprices politiques d’une région en proie à une instabilité permanente ». Il est à l’image de son pays, « anarchique, comme la circulation routière » ; « inégal, truffé d’incohérences… Puis soudainement, des moments de grâce… un peu comme quand tout le monde s’arrête au feu rouge. » En dépit des nombreux obstacles qu’il rencontre, le cinéma libanais a pourtant le « vent en poupe » !
Souvent autobiographique, le cinéma libanais tente de se dégager peu à peu des marques de la guerre. Nombreux sont les cinéastes qui font de l’humour leur arme de prédilection. Ainsi de Hany Tamba, auteur d’un court métrage intitulé After shave (Beyrouth après rasage), qui déclare: « J’aime utiliser l’humour pour raconter des choses graves. La guerre s’infiltre dans mes histoires en filigrane, car elle est inscrite dans mon inconscient, mais on ne la voit jamais. »
CONDAMNÉS À VIVRE … TRÈS FORT
À quelle croisée des chemins se trouve le Liban ? Nul ne le sait, déclare Mohamed Kacimi, coordinateur du dossier « Beyrouth XXIe siècle. » Il sait seulement, tout comme ceux qui ont travaillé à l’élaboration de ce dossier, qu’il est « condamné » « à vivre très fort ».
Angèle Paoli
D.R. Texte angèlepaoli
* Abréviation de Hezbollah.
Voir aussi : - (sur Terres de femmes) La Pensée de midi, n° 19/« Qui menace qui ? » ; - (dans le Magazine de Zazieweb) Revue des revues V : La pensée de midi. Penser le monde méditerranéen, par Angèle Paoli. |
Retour au répertoire de mars 2007
J'ai vécu à Beyrouth en pleine guerre de 1979 à 1981. Je vous envoie quelques images volées comme des baisers de cette ville phénicienne qui n'a pour ainsi dire jamais connu les ciseaux d'Anastasie...
Voyez, cara Anghjula et cher Yves, si le moment est opportun pour cette petite prose sans autre ambition que de traduire la vie chaotique en ce pays tant aimé et toujours aussi meurtri.
Bien à vous deux en cette nuit tempétueuse qui réveille les désirs dans l'avant-printemps.
Amicizia
Serge Venturini
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― ORIENT, AU RIANT ORIENT, TOUJOURS SOMBRE ET TRAGIQUE ORIENT… ―
Nous reviendrons corps de cendre ou rosiers...
Georges Schehadé (Poésies, 1948)
Un homme s'éveille dans un lit de hasard. Il ne sait plus dans quel pays il se trouve. Dans la nuit, une femme marche devant lui. Ses jambes blanches et nues brillent sous la pluie. Elle traverse la rue, il la suit du regard. Il voit sa longue chevelure d'ébène. Un vent tourbillonnant soulève la poussière.
La réalité a une odeur de café. Sa longue main serre un léger drap d'été. De vieux klaxons de voitures au loin le ramènent en Méditerranée. Peut-être est-ce toi, Beyrouth, toi — l'insensée ? Il se lève, ouvre la porte-fenêtre. Une série de balles traçantes achève de ponctuer une fête. Le crépuscule tombe comme un couteau. Les alizés du soir ont un fort goût de sel. Cette nuit sent les premiers signes du printemps.
Il a traversé la rue, et la femme de tout à l'heure a accéléré sa cadence. Ses talons martèlent le bitume éclaté. Les fines attaches de ses chevilles sont mouillées. Elle ne cesse d'éviter ornières et flaques. Les gouttes perlent le long de ses jambes souples au teint d'ivoire. Sa peau ruisselante attire mes yeux et mes lèvres.
Les taxis l'interpellent au passage, sans résultat. Elle marche dans cette ville où chacun, à tout moment, peut perdre la tête. Elle est la marche, la marche du temps et du désir. Sa robe noire à volants se gonfle un instant et ses mains la retiennent. Ses pieds humides collent dans ses chaussures d'été. À l'angle d'une rue, elle échappe aux regards. La rue se vide d'un coup, impressionnante, comme avant un orage.
Un tir tendu de kalachnikov balaie les vitres des derniers étages d'un immeuble, situé en hauteur, déjà tout criblé d'impacts de balles. Un marchand ambulant à la veste blanche fait rentrer à la hâte sa fraîche marchandise sous un porche fait d'antiques pierres. Il allume une cigarette, je le rejoins. La pluie cesse enfin. Un chat blanchâtre se glisse derrière des tôles rouillées entre des planches et de la ferraille. D'âcres effluves d'ail et de poisson empestent la petite cour intérieure.
Rien de grave à l'horizon. La guerre et les affaires continuent. Une centaine de fils électriques pendent d'un plafond sans lumière. Le mur d'en face est en ruine, cependant la mauvaise herbe recouvre le terrain vague. Nous regardons le ciel bleu étoilé, sans un mot. Une odeur entêtante de jasmin et d'ordures brûlées pénètre mes narines. Je continue mon chemin. La marche, — toujours la marche.
(5 février 2000)
Rédigé par : serge Venturini | 19 mars 2007 à 21:25
A l'occasion de la parution du n° 20 de La Pensée de midi, la Fnac Italie 2 et La Pensée de midi organisent une rencontre, le jeudi 22 mars 2007 à 17h30, avec la nouvelle génération d’auteurs, écrivains, journalistes ou cinéastes, profondément impliqués dans le devenir de la ville de Beyrouth.
Une rencontre consacrée à cette ville et à cette nouvelle génération de créateurs qui bousculent les traditions et qui témoignent, chacun à sa manière, de l’immense ébullition qui règne sur la scène aussi bien politique et sociale qu’artistique et littéraire…
Avec Darina al-Joundi, réalisatrice, scénariste et actrice, Mohamed Kacimi et Oliver Rohe, écrivains.
FNAC Italie
2, place d’Italie
75013 Paris
Rédigé par : Agenda culturel de TdF | 20 mars 2007 à 12:53