Il y a soixante-quinze ans, le 28 mars 1945, naît aux Cards, dans la Creuse, Pierre Michon.
Ph., G.AdC
CORPS DU ROI
(extrait)
À propos de l’écrivain isolé dans la littérature abstraite, l’homme dans la force de l’âge qui perd sa vie en chicanes grammaticales, en petites sentences littéraires, en minuscules peines ou triomphes d’amour-propre, Chateaubriand écrit : « Tout cela est bien peu digne d’un homme ! N’est-il pas assez dur de ne servir à rien dans l’âge où l’on peut servir à tout ? » Servir, nous le voulons bien. Mais où est la guerre, où est Dieu, où est le sérail de quatre-vingt-dix-neuf épouses, où sont les royaumes et les apanages ? Où est l’humanité souffrante et régénérée, où sont les révolutions et les charités passionnées, où est Jean Valjean ? Allons, il ne reste que la prose, le texte qui fait mal et fait jouir de cette douleur, le texte qui tue.
La voiture qui fait le service de Rouen à Yonville, dans Madame Bovary, s’appelle L’Hirondelle. Elle a pour cocher le bonhomme nommé Hivert. L’hirondelle amène l’hiver. Le soleil amène la nuit, les fleuves courent vers leur source, voir clair, c’est devenir aveugle. Nous sommes dans l’Apocalypse, n’est-ce pas, puisqu’il faut bien que ce monde crève, puisque c’est dans sa tête. Puisque c’est dans la nôtre.
C’est dans ce coche d’apocalypse que la pauvre Emma arrive sur le lieu du supplice, Yonville-l’Abbaye. La littérature conduit le coche. Il y a dedans une jolie femme brune qu’on va faire souffrir jusqu’à la mort. Nous sommes tous à la sortie du coche, le souffle un peu court. Quand elle descend on voit sa cheville.
Pour cette Cosette, où est Jean Valjean ?
Pierre Michon, Corps du roi, éditions Verdier, 2002, pp. 37-39.
VIE DE GEORGES BANDY
(extrait)
Je fis en train un voyage terrifié ; il allait falloir écrire, et je ne le pourrais pas : je m’étais mis au pied du mur, et n’étais pas maçon.
À Mourioux, mon enfer changea ; c’est à celui-ci que je me suis tenu désormais. Chaque matin, je posais la page sur mon bureau, et attendais en vain que la remplît une faveur divine ; j’entrais à l’autel de Dieu, les instruments du rituel étaient en place, la machine à écrire à main gauche et les feuillets à main droite, l’hiver abstrait par la fenêtre nommait les choses plus sûrement que ne l’eût fait l’été profus; des mésanges voletaient, qui n’attendaient que d’être dites, des cieux variaient, dont la variation se pourrait réduire à deux phrases ; allons, le monde ne serait pas hostile, resserti dans le vitrail d’un chapitre. Des livres m’entouraient, bienveillants et recueillis, qui allaient intercéder en ma faveur ; la Grâce ne saurait assurément résister à un si bon vouloir ; je la préparais par tant de macérations (n’étais-je pas pauvre, méprisable, détruisant ma santé en excitants de tous ordres ?), tant de prières (ne lisais-je pas tout ce qui se peut lire ?), tant de postures (n’avais-je pas l’air d’un écrivain, son imperceptible uniforme ?), tant d’Imitations picaresques de la vie des Grands Auteurs, qu’elle ne pourrait tarder à venir. Elle ne vint pas.
C’est que, orgueilleusement janséniste, je ne croyais qu’à la Grâce ; elle ne m’était point échue ; je dédaignais de condescendre aux Œuvres, persuadé que le travail qu’eût exigé leur accomplissement, si acharné qu’il fût, ne m’élèverait jamais au-dessus d’une condition d’obscur convers besogneux. Ce que j’exigeais en vain, dans une rage et un désespoir croissants, c’était hic et nunc un chemin de Damas ou la découverte proustienne de François le Champi dans la bibliothèque des Guermantes, qui est au début de la Recherche et en même temps sa fin, anticipant toute l’œuvre dans un éclair digne du Sinaï. (J’ai compris, trop tard peut-être, qu’aller à la Grâce par les Œuvres, comme à Guermantes par Méséglise, c’est « la plus jolie façon », la seule en tout cas qui permette d’apercevoir le port ; ainsi un voyageur qui a marché toute la nuit entend à l’aube la cloche d’une église conviant un village encore lointain à une messe que lui, le voyageur qui se hâte dans la rosée des trèfles, va manquer, passant le porche à l’heure enjouée où les enfants de chœur dévêtus desservent les burettes, rient dans la sacristie. Mais ai-je vraiment compris cela ? Je n’aime pas marcher la nuit.) Ayant, comme tant de nigauds infortunés, pris pour dogmes les rodomontades juvéniles de la Lettre du Voyant, je « travaillais » à me faire tel, et en attendais l’effet de miracle promis ; j’attendais qu’un bel ange byzantin, descendu pour moi seul dans toute sa gloire, me tendît la plume fertile arrachée à ses rémiges et, dans le même instant, déployant toutes ses ailes, me fît lire mon œuvre accomplie écrite à leur revers, éblouissante et indiscutable, définitive, indépassable.
Cette naïveté avait son revers d’avidité retorse : je voulais les plaies du martyr et son salut, la vision de la sainte, mais je voulais aussi la crosse avec la mitre qui imposent silence, la parole épiscopale qui couvre celle même des rois. Si l’Écrit m’était donné, pensais-je, il me donnerait tout. Abêti dans cette croyance, absenté dans l’absence de mon Dieu, je m’enfonçais chaque jour plus avant dans l’impouvoir et la colère, ces deux mâchoires de la tenaille dans l’étau de laquelle hurlent les damnés.
Pierre Michon, « Vie de Georges Bandy », Vies minuscules, éditions Gallimard, 1984 ; Collection folio, 1996, pp. 164-167.
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