(hommage à Hélène Cixous)
COLZA LUMIÈRE
La vieille routarde de campagne roule. Elle s’enfonce dans le champ de sable. Le guidon figure de proue trace son sillon dans l’épaisseur fluide des grains. Elle pédale de toutes ses forces. Les grains giclent et s’éboulent, gerbes cuisantes autour d’elle. Elle se scinde à sa machine. Elle s’incruste dans le corps des murs armure. Elle avance encore avance verticalité mobile. L’étendue de sable roux se fond en champ de blé vaste mer de verdure haute. Les tiges mordorées fouettent son visage et ses jambes, griffent ses cuisses en chatouillis cuisant. Elle peine, lourde de cadence. Les gerbes soudain s’effacent caresses blondes. La terre encore gercée crisse sous la rondeur ocre des roues. La brique rouge des usines se rapproche. Les enfants jouent sous le préau. L’odeur âcre du colza l’aveugle jaune d’or. Elle aspire à larges bouffées la tiédeur. Elle grimpe. Hauteurs couronnées d’un bouquet d’arbres. Le chemin s’égrène entre champs de maïs et de luzerne tendre. Le colza lumière acide irradie le ciel. Elle s’enfonce toujours plus avant vers le vaisseau des nuages. La mer glisse au-dessus d’elle. Elle se hisse en haut d’une échelle de branches. Elle roule et rit. Respiration bosselée de l’air. Secousses. Elle court d’un mamelon à l’autre sur la vaste blancheur qui la sépare de l’éther courbe d’ozone invisible. Là-bas, au loin, bien au-delà de l’horizon, une ziggourat improvise étages et paliers. C’est là qu’elle va. Elle accélère le rythme de sa course, chevauche les boursouflures des nuées, se libère des masses filandreuses, se joue des doigts cotonneux des nuages. La tour de Babel contours méandreux élabore ses spires et aspire ses rêves cercles labyrinthiques. Une lune endeuillée couleur de miel obscur luit.
Angèle Paoli
D.R. Texte angèlepaoli
Retour au répertoire de mars 2007
Retour à l' index de la Catégorie Rêves de femmes (hommage à Hélène Cixous)
Ton texte me subjugue jusqu'aux larmes, cara, pour la force de vie aimantée qu'il recèle et décèle. Merci à Guidu pour ce portrait de feu. Un des plus embrasés et des plus éclairés qu'il ait faits de toi.
Rédigé par : Yves | 14 mars 2007 à 14:56
Je ne sais pourquoi, mais un poème de Lucie Santucci m'évoque un même parcours circumbulatoire: l'ascension spiralée-verticale pour la Ziggourat de Babel devenant alors enroulement/déroulement sur un sol plane avec notre Granitula... Etrange rapprochement... Je dois trop - c'est à dire : trop mal -lire les anthropologues !
"Marcher, poème de Lucie Santucci
Traduction française de F.M.Durazzo.
Un seul souci... marcher...
Dans le noir... marcher...
Dans la nuit
épaisse de la voûte fraîche l'enclume son
métallique approche. Marcher...
La procession s'enroule en pelote, et doucement
l'air se raréfie, la voix de fer s'alourdit: le marteau
frappe et résonne et gémit.
Un seul souci...marcher...
On débouche : aire faite d'yeux.
Yeux aveugles, yeux sillus, yeux clos, yeux diaphanes
Yeux éteints, yeux écarquillés, yeux sources trompés par les miracles de l'humain.
Un seul souci...marcher...
Aire faite de bouches.
Bouche qui rit, bouche qui crie, bouche qui aboie
Bouche muette
Bouche ouverte, puits profond où se noie la parole.
La route des aires court : aire faite de mains.
Mains tendues, mains ouvertes, mains feuilles,
mains désirs, mains nées du toucher
de la terre-mère.
Un seul souci...marcher...
La route des aires se répand : soudain
s'exhalent des milliers de parfum.
L'aire des sens : ultime plaine.
Parfums du vent vivant du vouloir, vertes passerelles
pour enivrer le souffle des légendes ballerines
Marcher...
Le martèlement de la voûte
renaît...
La procession tourne et revient...
Sortir... Sortir...
Dans le cerveau de l'homme s'achève le songe étrange du voyage."
Rédigé par : Nadine Manzagol | 14 mars 2007 à 18:19
Merci très cher Ivucciu !
Ce portrait n’est pas un instantané. Je l’ai retravaillé pour qu’en souvenir du moment où je l’ai capté, dans la lumière de Canari en août 2006, je puisse dire à Anghjula du mieux qu’il soit possible, avec admiration, et en tout bien tout honneur comme on le dirait à quelqu’un qui vous ensorcelle par sa "Colza lumière" :
_________________________
Je t’attendais ___
Je t'attendais ainsi qu'on attend les navires
Dans les années de sécheresse quand le blé
Ne monte pas plus haut qu'une oreille dans l'herbe
Qui écoute apeurée la grande voix du temps
Je t'attendais et tous les quais toutes les routes
Ont retenti du pas brûlant qui s'en allait
Vers toi que je portais déjà sur mes épaules
Comme une douce pluie qui ne sèche jamais
Tu ne remuais encore que par quelques paupières
Quelques pattes d'oiseaux dans les vitres gelées
Je ne voyais en toi que cette solitude
Qui posait ses deux mains de feuille sur mon cou
Et pourtant c'était toi dans le clair de ma vie
Ce grand tapage matinal qui m'éveillait
Tous mes oiseaux tous mes vaisseaux tous mes pays
Ces astres ces millions d'astres qui se levaient
Ah que tu parlais bien quand toutes les fenêtres
Pétillaient dans le soir ainsi qu'un vin nouveau
Quand les portes s'ouvraient sur des villes légères
Où nous allions tous deux enlacés par les rues
Tu venais de si loin derrière ton visage
Que je ne savais plus à chaque battement
Si mon cœur durerait jusqu'au temps de toi-même
Où tu serais en moi plus forte que mon sang.
René Guy Cadou___
In Hélène ou le règne végétal, Seghers, 1952.
_________________________
Amicizia
Guidu ____
Rédigé par : Guidu | 14 mars 2007 à 18:22