Le
21 mars 1926 naît à Héverlé, près de Louvain, en Belgique, le cinéaste
André Delvaux (mort le
4 octobre 2002 à Valence [Espagne]).
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Formé à l’Université de Bruxelles où il étudie la philosophie et le droit, André Delvaux, passionné de cinéma, accompagne au piano les films muets qui passent à la Cinémathèque de la capitale.
Après L’Homme au crâne rasé (1965), adapté du roman de Jean Daisne, et Un soir un train (1968), adapté d’une nouvelle du même auteur, André Delvaux poursuit sa quête de « réalisme magique » avec Rendez-vous à Bray (Prix Louis-Delluc, 1971).
Cette quête le conduit à l'acmé de son art avec des films comme Benvenuta (1983, avec Fanny Ardant et Vittorio Gassman), inspiré du roman de Suzanne Lilar (La Confession anonyme), ou L’Œuvre au Noir (1988), d’après le roman éponyme de Marguerite Yourcenar.
Pour André Delvaux, « le problème de l’adaptation n’est pas de restituer un parallèle cinématographique à un univers littéraire, mais de composer un ensemble de situations et de personnages en essayant de les situer dans le climat que l’écrivain a su créer à partir de son style, de ses procédés littéraires. »
RENDEZ-VOUS À BRAY ET « LE ROI COPHETUA »
Inspiré de la nouvelle « Le Roi Cophetua » de Julien Gracq, Rendez-vous à Bray est l’histoire d’une rencontre insolite. Sur l’invitation de son ami Jacques, Julien Eschenbach (Mathieu Carrière), se rend à Bray. Mais Jacques, qui est pilote de guerre - l’action se situe en 1917 - est absent et Julien est accueilli par une femme étrange : la servante (Anna Karina).
« "Le Roi Cophetua" est un récit court, resserré autour d’un mystère, nourri de l’ambiguïté d’une situation équivoque et tendu par une attente. Une histoire mince, concrète, retenue par une forme brève et très fortement composée qui, par sa ligne narrative, dramatique, s’apparente à la technique de la nouvelle. [...]
Une demeure isolée, une invitation étrange, une rencontre troublante, des scènes d’ombres jouées devant l’arrière-fond sombre de la mort. [...]
Au cœur du récit sont placées deux descriptions de peinture. L’une surgit de la mémoire du héros, l’autre appartient au lieu de la fiction. Tous les deux sont à la fois jalons de l’histoire et métaphores de son sens. [...]
La peinture décrite a peu en commun avec le tableau de Burne-Jones que Gracq avait admiré en 1969 à la Tate Gallery de Londres. Gracq s’en étonnera quand il le redécouvrira dans le film d’André Delvaux. : "[…] le travail du souvenir l’avait profondément changé ! C’était presque un autre tableau" (Conversation avec Julien Gracq, Givre, n° 1, mai 1976, p. 26). »
Notices de Bernhild Boie in Julien Gracq, Œuvres complètes, II, Éditions Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade, 1995, pp. 1443-1446.
Source *
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* Note d'AP : j'ai eu l'occasion de voir cette toile à la Tate à Londres, quelques années après avoir vu le film de Delvaux. Ce jour-là, la salle où la toile était exposée était en réfection. La toile était à terre. Allongée. Le choc de cette rencontre n'en fut que plus violent. Presque halluciné.
EXTRAIT DU « ROI COPHETUA »
« C’était bien une servante : je ne pouvais plus en douter puisqu’elle avait serré autour de sa taille un tablier et autour de sa tête un béguin de toile blanche. Et pourtant l’esprit se rendait de mauvais gré à ces apparences ; le costume servile si brusquement revêtu était si strict et si affiché, si insolent presque dans sa correction humiliante, que je doutais s’il s’agissait ici de la commodité du service ou plutôt d’une espèce de cérémonial souligné à plaisir ; elle avait l’air d’apparaître maintenant, à son heure, en servante, d’y retrouver je ne sais quelle aisance intimidante, comme un souverain qui lève son incognito. La lumière du flambeau qu’elle avait posé devant moi sur la table accentuait bizarrement le caractère rituel de ces ornements blancs qu’elle semblait avoir revêtus plutôt que noués à son front et à sa ceinture. Dès qu’elle se tenait debout contre la crédence, un peu penchée, le dos tourné un moment, le caractère hautain de la silhouette était souligné encore par les longues jambes nobles qui nacraient par-dessous la soie noire. La flèche de rougeur montait le long des tendons saillants et soulignait le renfort du bas.
Elle arrivait sans aucun bruit, ses pas étouffés par la moquette qui tapissait le couloir, et je guettais dans le miroir le regard vif, embusqué, aussitôt réprimé, de ses yeux fendus ― un peu étirés vers les tempes par le khol ― qui se croisait avec le mien un instant dans la glace. Elle me servait les yeux baissés, sans hâte ni lenteur, avec une précision neutre et posée. Elle ne parlait pas. Quelque chose dans son attitude me dissuadait de lui adresser en ce moment la parole. Elle paraissait plutôt déléguée toute seule à me servir par une de ces théories féminines ― muettes, hiératiques, embéguinées ― qui dans les miniatures du Moyen Âge attendent en cortège le chevalier au-delà du pont-levis, pour le désarmer, le nourrir, le baigner. Et cependant le sentiment de sa présence, quand pour un moment elle allait et venait dans la pièce, ne se laissait pas un instant oublier : le silence de commande donnait à ses gestes et à son corps une plénitude, une proximité troublante. Quand elle s’approchait de moi pour me servir, le dos de ma main un instant se brûlait à distance à la faible et forte chaleur de son bras nu. […]
De la pénombre qui baignait le coin droit, au bas du tableau, je vis alors se dégager peu à peu un personnage en manteau de pourpre, le visage basané, le front ceint d’un diadème barbare, qui fléchissait le genou et inclinait le front dans la posture d’un roi mage. Devant lui, à gauche, se tenait debout ― très droite, mais la tête basse ― une très jeune fille, presque une enfant, les bras nus, les pieds nus, les cheveux dénoués. Le front penché très bas, le visage perdu dans l’ombre, la verticalité hiératique de la silhouette pouvait faire penser à quelque Vierge d’une Visitation, mais la robe n’était qu’un haillon blanc déchiré et poussiéreux, qui pourtant évoquait vivement et en même temps dérisoirement une robe de noces. Il semblait difficile de se taire au point où se taisaient ces deux silhouettes paralysées. Une tension que je localisais mal flottait autour de la scène inexplicable : honte et confusion brûlante, panique, qui semblait conjurer autour d’elle la pénombre épaisse du tableau comme une protection ― aveu au-delà des mots ― reddition ignoble et bienheureuse ― acceptation stupéfiée de l’inconcevable. Je restai un moment devant le tableau, l’esprit remué, conscient qu’une accommodation nécessaire se faisait mal. Le visage de roi More me poussait à chercher du côté d’Othello, mais rien dans l’histoire de Desdémone n’évoquait le malaise de cette annonciation sordide. Mais pourtant Shakespeare… Le Roi Cophetua ! Le Roi Cophetua amoureux d’une mendiante… »
Julien Gracq, « Le Roi Cophetua » in La Presqu’île, José Corti, 1970, pp. 220-224.
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