D.R. © Magnum Photos
15 mars, New York.
« Je ne peux pas m’empêcher d’attendre le télégramme, le coup de téléphone de Maurice qui m’annoncera : « J’ai rompu avec Noëllie » ou simplement : « J’ai changé d’avis. Je reste chez nous. » Et bien entendu, il n’arrive pas.
Dire que j’aurais été si heureuse de voir cette ville ! Et je suis aveugle.
Maurice et Colette m’ont conduite à l’aéroport, j’étais bourrée de tranquillisants ; Lucienne prendrait livraison de moi à l’arrivée : un bagage qu’on transbahute, une infirme ou une demeurée. J’ai dormi, je n’ai pensé à rien et j’ai atterri dans un brouillard. Comme Lucienne est devenue élégante ! plus du tout une jeune fille : une femme très sûre de soi. (Elle qui détestait les adultes. Quand je lui disais : « Reconnais que j’ai raison », elle entrait en fureur : « Tu as tort ! tu as tort d’avoir raison. ») Elle m’a conduite dans un joli appartement qu’une amie lui a prêté pour deux semaines, dans la 50e rue. Et tout en défaisant mes valises je pensais : « Je la forcerai à tout m’expliquer. Je saurai pourquoi je suis condamnée. Ça sera moins insupportable que l’ignorance. » Elle m’a dit :
- Ça te va très bien d’avoir maigri.
- J’étais trop grosse ?
- Un peu. Tu es mieux.
Sa voix posée m’intimidait. Tout de même dans la soirée j’ai essayé de lui parler. (Nous buvions des dry dans un bar bruyant où il faisait terriblement chaud.)
- Tu nous a vus vivre, lui ai-je dit. Et même tu étais très critique à mon égard. N’aie pas peur de me blesser. Essaie de m’expliquer pourquoi ton père a cessé de m’aimer.
Elle a souri, avec un peu de pitié :
- Mais maman, au bout de quinze ans de mariage, c’est normal qu’on cesse d’aimer sa femme. C’est le contraire qui serait étonnant !
- Il y a des gens qui s’aiment toute leur vie.
- Ils font semblant.
- Écoute, ne me réponds pas comme les autres, par des généralités. C’est normal, c’est naturel : ça ne me satisfait pas. J’ai sûrement des torts. Lesquels ?
- Tu as eu le tort de croire que les histoires d’amour duraient. Moi j’ai compris ; dès que je commence à m’attacher à un type, j’en prends un autre.
- Alors tu n’aimeras jamais.
- Non, bien sûr. Tu vois où ça mène.
- A quoi bon vivre si on n’aime personne !
Je ne peux pas souhaiter n’avoir pas aimé Maurice, ni même aujourd’hui ne plus l’aimer : je voudrais qu’il m’aime.
J’ai insisté les jours suivants :
- Tout de même, regarde Isabelle, regarde Diana ; et les Couturier : il y a des mariages qui tiennent.
- C’est une question de statistique. Quand tu mises sur l’amour conjugal, tu prends une chance d’être plaquée à quarante ans, les mains vides. Tu as tiré un mauvais numéro ; tu n’es pas la seule.
- Je n’ai pas traversé l’Océan pour que tu me dises des banalités.
- C’est si peu une banalité que tu n’y avais jamais pensé et que tu ne veux même pas le croire.
- Les statistiques n’expliquent pas que ça m’arrive à moi !
Elle hausse les épaules, elle détourne la conversation, elle m’emmène au théâtre, au cinéma, elle me montre la ville. Mais je m’acharne :
- Avais-tu l’impression que je ne comprenais pas ton père, que je n’étais pas à la hauteur ?
- À quinze ans, bien sûr, comme toutes les fillettes amoureuses de leur père.
- Que pensais-tu exactement ?
- Que tu ne l’admirais pas assez : pour moi c’était une espèce de surhomme.
- J’ai sûrement eu tort de ne pas m’intéresser davantage à ses travaux. Crois-tu qu’il m’en voulait ?
- À cause de ça ?
- De ça ou d’autre chose.
- Pas à ma connaissance.
- Nous nous disputions beaucoup ?
- Non. Pas devant moi.
- En 55 tout de même ; Colette se rappelle…
- Parce qu’elle était toujours dans tes jupes. Et elle était plus âgée que moi.
- Alors pourquoi supposes-tu que ton père me quitte ?
- Souvent les hommes vers ces âges-là ont envie de commencer une nouvelle vie. Ils s’imaginent qu’elle sera nouvelle toute la vie.
Vraiment je ne tire rien de Lucienne. Pense-t-elle tant de mal de moi qu’il lui est impossible de me le dire ? »
Simone de Beauvoir, La Femme rompue, Éditions Gallimard, 1967 ; Collection folio, 1973, pp. 244-247.
Dans le cadre de la 5e édition du festival 'http://terresdefemmes.blogs.com/mon_weblog/files/e_teatrale_2008.pdf>E Teatrale' (festival du théâtre corse de Bastia) sera jouée le 22 avril 2008 (à 20h30 au Théâtre municipal de Bastia) La Femme rompue de Simone de Beauvoir, dans une mise en scène de Steve Suissa. Avec Evelyne Bouix.
Rédigé par : Agenda culturel de TdF | 21 avril 2008 à 10:29