L’Île-Rousse, Dimanche 18 juillet 1909 (suite)
Bérénice et moi fûmes tirées du silence des vagues par des cahotements irréguliers qui faisaient se craqueler la campagne de l’arrière-pays. Des grincements répétés à intervalles de plus en plus serrés furent aussitôt suivis d'un bruit de pierraille déplacée par des roues et le martèlement de sabots. Caroline se réveilla à son tour et nous nous secouâmes à temps pour voir surgir dans notre dos, sur la crête qui surplombait la plage, une carriole qui crapahutait, tirée par une mule. Elle freina soudain et s’immobilisa dans un claquement de fouet et un crissement d’essieux qui finirent de nous écorcher les oreilles. À peine arrêtée, la charrette reprit sa route cahin-caha et disparut dans un virage, laissant derrière elle une traînée de poussière qui s’effaça dans un tourbillon de chaleur. C’est alors que fusèrent du maquis des rires et des exclamations ébouriffées. Deux boules colorées déboulèrent le long de la pente, qui s’élancèrent en s’esclaffant à l’autre bout de la crique. Caroline reconnut Muriel et Valentine qui s’ébrouaient dans le sable, roulant l’une sur l’autre, luttant dans un enlacement qui les immobilisa au bord de l’eau. Mêlant les rondeurs luisantes de leur peau, elles finirent leur joute dans les vagues.
Quand elles eurent mis fin à leurs cabrioles, elles nous rejoignirent, toutes ruisselantes d’eau et s’affalèrent côte à côte dans le sable. Elles riaient en évoquant leur carriole cahotante. Elles parlaient toutes les deux en même temps si bien que nous n'entendions goutte à ce qu’elles nous racontaient. Valentine se lança dans le récit de leur matinée.
Au réveil, elles avaient trouvé le voilier vide. Elles étaient sorties à la recherche de la plage à l’arrière de la ville puis avaient changé d’avis et s’étaient dirigées vers la place Paoli. Là, elles avaient abordé en riant un jeune « tragulinu » qui s’affairait à ranger ses scourtins et ses paniers dans sa charrette. Il était colporteur et s’apprêtait à reprendre la route en direction du Ghjunsanu. Mais il se rendait d’abord à Santa Reparata où il avait des paniers de chaussures à déposer. Si elles voulaient prendre place au milieu de ses jarres d’huile et des paniers de cédrats, il se ferait un plaisir de faire un détour par le bord de mer. Valentine s’étouffait de rire et d’étonnement. Elle n’avait jamais voyagé sur pareille carriole, encombrée de sacs et qui sentait le rance. Le « tragulinu », un beau jeune homme brun au teint halé, aux épaules musculeuses, lançait des « tsa-tsa » vigoureux pour faire prendre de la vitesse à sa mule. Assis très droit sur son siège, il regardait le paysage, la mer à droite, les montagnes à gauche, tout en sifflotant d’un air distrait. De temps à autre, il dévisageait les deux demoiselles, dérouté par leur étrange complicité. Elles échangeaient des œillades inquiètes. La carriole brinquebalait de droite et de gauche et tremblotait de tous ses essieux. Muriel avoua qu’elle n’était pas très rassurée. Elle se demandait si elles arriveraient à bon port. Elle était convaincue que le « tragulinu » allait perdre le contrôle de son attelage et que la charrette irait rouler le long des à-pic vertigineux qu’elle surplombait en passant. Ils iraient tous ensemble, passagères et tragulinu, carriole et chargement, s’écraser entre deux rochers, dans un amas de ridelles, de corps enchevêtrés aux roues et aux limons. D’un commun accord, elles avaient soudain décidé de quitter la voiture et de s’élancer vers la plage. Elles avaient fait un signe au « tragulinu » qui avait freiné sec à la dernière minute. Elles avaient sauté directement dans le maquis et s’étaient laissé rouler le long de la pente. C’était vraiment l’aventure !
Louis, très pragmatique, leur demanda comment elles avaient envisagé de rentrer à L’Île-Rousse. Elles n’en avaient pas l’ombre d’une idée. Valentine répondit d’un haussement d’épaule évasif. Et Muriel annonça qu’elles rentreraient à pied et qu’elles croiseraient bien en chemin une âme charitable qui les prendrait sur sa carriole. Elles comptaient bien profiter longuement de la plage et jouir une nouvelle fois du paysage extraordinaire qui s’était déroulé sous leurs yeux. Louis, vaguement inquiet de leur insouciante naïveté, les laissa à leurs rêveries intrépides. Il ne se sentait pas de taille à contrarier les inséparables, habituées de longue date à n’en faire qu’à leur tête. Et puis, la calèche de Carlo n’était pas assez vaste pour accueillir deux personnes supplémentaires et il leur eût fallu renoncer à leur promenade à Corbara. Il en aurait été fort contrarié. Louis consulta sa montre-gousset. C’est bien ce qu’il pensait. S’ils voulaient aller jusqu’au couvent, il leur fallait rejoindre Carlo sans tarder !
SUITE, LE TOUR DE CORSE À LA VOILE, 16
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